Chantal Santon-Jeffery est Didon à Massy
Il est riche d’assister à une version d’opéra où tous les corps de métier de la mise en scène en passant par la lumière, les décors, la scénographie et bien sûr l’interprétation musicale et vocale, semblent être en parfaite symbiose. Orchestrée par Catherine Kollen, cette collaboration entre sa compagnie nationale de théâtre lyrique et musical (Arcal), les chanteurs (Chantal Santon-Jeffery, Yoann Dubruque, Daphné Touchais et Chloé de Backer), le jeune chœur du CRR de Paris (préparé par Marc Korovitch et Richard Wilberforce), l’Ensemble Diderot (dirigé par le violoniste Johannes Pramsohler), Benoît Bénichou (mise en scène), Mathieu Lorry-Dupuy (scénographie) et Caty Olive (lumières) est un véritable chef-d’œuvre.
Pour l’occasion, les musiques du prologue et de la fin de l’acte II ont été reconstituées. En s’appuyant sur d’autres œuvres de Purcell (comme The Fairy Queen), le « chef d’orchestre-violoniste » Johannes Pramsohler, assisté de Frédéric Rivoal, redonne vie à cette partie disparue de l’opéra. Mais qui dit réadaptation dit une certaine liberté dramaturgique retrouvée. Dans cette version, Belinda se rend à Rome six ans après la mort de sa sœur. Au travers du spectacle qu’elle a écrit, Belinda révèle à Énée le destin tragique de Didon. Le ton est donné. Au drame de Didon s’ajoute la douleur de sa sœur Belinda et la culpabilité d’Énée.
Deux adjectifs résument à eux seuls la direction musicale de Johannes Pramsohler : raffinement et délicatesse. L’ensemble Diderot (formé de 13 musiciens) joue avec intelligence la carte d'une vision chambriste où chaque musicien écoute et interagit avec les autres, mais aussi avec les chanteurs.
D’un point de vue scénique, l’ennui d’une mise en scène épurée et de décors réduits à leur strict minimum est évité grâce à une imbrication intelligente de la scénographie, des lumières et de la direction d’acteurs. Rien n’est laissé au hasard comme dans le deuxième acte : trois voiles blancs divisent la scène. Au centre de chacun d’entre eux, une tâche noire symbolise la « grotte ». À l’arrière de la scène, un spot de lumière blanche laisse deviner Didon et Énée s’embrassant avec passion. Au-devant de la scène, derrière le premier voile, le chœur et les deux sorcières telles des ombres chinoises (interprétées par Daphné Touchais et Chloé De Brack) se félicitent de la réussite de leur conspiration. Cet exemple de jeu à la fois symbolique et réel entre l’opacité et la transparence s’ajuste parfaitement avec le choix d’une ambiance lumineuse en noir et blanc. La seule note de couleur étant laissée évidemment à la robe rouge pourpre de Didon.
À l’image de cette direction artistique, c’est avec une grande retenue et une incroyable économie de moyens que Chantal Santon-Jeffery incarne Didon. Sa voix chaude et souple, sa diction infaillible, ses ornements d’une grande justesse stylistique, son incroyable palette sonore ainsi que son vibrato utilisé avec une grande intelligence musicale (notamment lors des notes tenues), subjuguent les spectateurs. Parfois à la limite de l’audible, ses magnifiques « Remember me » dans la scène de la mort de son personnage (acte III) déchirent le cœur de l’auditoire.
La prestation de Daphné Touchais (Belinda) conquiert également le public. Dès son entrée en scène au début du prologue, elle tisse sa toile avec sa voix posée et envoûtante et gagne immédiatement l’attention des spectateurs. Jonglant entre une Belinda en deuil dans le prologue et une Belinda jeune et insouciante, Daphné Touchais joue la carte de la fougue. Ses vocalises infaillibles et son timbre clair communiquent une énergie à l’orchestre qui lui rend la pareille en la portant avec brio lors de son air « Haste, haste to town » (acte II).
Malgré une voix moins puissante que celle de ses acolytes, la mezzo-soprano Chloé de Backer tire son épingle du jeu. Sa bonne diction, sa précision rythmique et surtout son timbre clair se marient très bien avec la voix de Daphné Touchais lors de leurs deux duos en tant que Néréides et Sorcières.
Des quatre voix, c’est celle de Yohann Dubruque qui se prête le moins bien au style de Purcell. Son vibrato parfois envahissant, sa diction floue, sa petite palette de nuances et son interprétation parfois à la limite du romantisme ne lui permettent pas de s’imposer musicalement lors de cette soirée. Cependant, cela ne l'empêche aucunement d’incarner un Énée crédible tiraillé entre son devoir, ses envies et sa passion pour Didon notamment lors de son monologue à la fin de l’acte II (durant lequel il envisage pour la première fois d’abandonner Didon pour aller fonder Rome).
Tour à tour courtisan, sorcier et commentateur du drame, le chœur occupe une place centrale dans cette tragédie de Didon. Bien préparé, le jeune chœur du CRR de Paris se distingue par une maîtrise des effets de nuances, ainsi qu’une remarquable précision rythmique. Porté par la richesse harmonique et l’intelligence de l’écriture de Purcell, il déploie tout au long du drame une interprétation toute en subtilité.
Le point culminant reste leur dernière intervention (« With drooping wings Cupids come ») qui clôture le troisième et dernier acte. Appuyée par une mise en scène et une scénographie subtile et poétique, le chœur des anges pleure la mort de la reine de Carthage. Cette dernière, libérée de sa cage de voile blanc, recule et laisse les ténèbres de l’arrière scène l’envahir. Puis, elle réapparaît côté jardin, entre à nouveau dans la lumière tel un souvenir et attend qu’Énée ait la force de lui faire face. Belinda a eu ce qu’elle voulait : Énée, rongé par la culpabilité d’avoir causé la mort de sa bien-aimée est submergé par sa tristesse. Le chœur termine a cappella dans une quasi pénombre. Noir. Silence. Le public, saisi par l’émotion, n’ose plus bouger ni respirer. Puis, des applaudissements nourris s’élèvent et des « bravos » retentissent.