Casella, Debussy et Rachmaninov : rien ne cloche à la Philharmonie
Le programme s'ouvre par les fragments symphoniques (donc sans voix et d'ailleurs qui laissent sans voix) extraits de La donna serpente, le seul opéra (hormis l'opéra de chambre La Favola d'Orfeo) composé par Alfredo Casella. Cet opus partage de nombreux liens avec le répertoire lyrique : il est basé sur le même texte que le tout premier opéra de Wagner (Les Fées), de l'auteur du XVIIIe siècle italien Carlo Gozzi (également auteur de L'Amour des trois oranges qui inspira Prokofiev et de Turandot mis en musique par Puccini et Ferruccio Busoni).
La donna serpente créée en 1932 partage de nombreux thèmes avec La Flûte enchantée de Mozart : un tragi-comique merveilleux et ses épreuves initiatiques pour délivrer une prisonnière (princesse après avoir vaincu un serpent chez Mozart, reine demi-fée transformée en serpent pour deux siècles chez Casella).
C'est pourtant vers un style trans-Atlantique que l'Orchestre de Paris mène la partition. Les éclats sonores au tempo bien rythmé ont même un peu de swing. L'alanguissement qui ponctue ces colorations laisse apprécier un ralenti hollywoodien, au son sucré très étiré qui repart de nouveau et de plus belle. Le dialogue en contrepoint des bois s'ouvre vers les grands espaces du tutti orchestral, mobilisant les ressources des 8 contrebasses et 8 percussionnistes. L'opus se referme sur un paroxysme de volumes et de couleurs ostinati.
L'Orchestre de Paris apporte ensuite sa pierre à l'édifice commémorant le centenaire des obsèques de Claude Debussy, mêlant dans les Images, le mélisme envoûtant de bois pincés aux castagnettes bien en place dans un effet de glissement généralisé, entre les notes et les pupitres. Sur un frémissement de cordes, les lignes et les timbres restent souples, bien que la baguette de Gianandrea Noseda reste bien franche. L'énergie qu'il déploie est une qualité reconnue à l'international et lui a permis d'ajouter, cette saison, les fonctions de directeur musical à l'Orchestre symphonique de Washington en surplus du poste qu'il occupe à Turin depuis 10 ans (sans mentionner les ensembles dont il est chef principal invité).
Après avoir montré qu'Alfredo Casella n'est pas qu'un compositeur symphonique, le poème symphonique nommé Les Cloches rappelle que Sergueï Rachmaninov n'a pas composé que des concertos pour piano (et il faut également profiter de l'occasion pour mentionner son opéra Aleko, hélas absent de ce concert comme de tant d'autres).
Les Cloches donnent en outre l'occasion d'apprécier une merveille de l'âme russe avec un grand chœur présentant les entrées successives de trois solistes aux voix de caractère. Le Chœur de l'Orchestre de Paris (préparé par Lionel Sow) déploie des entrées franches, plus sonores que timbrées, tandis que les clochettes tintent : "Écoutez les traîneaux qui filent l'un derrière l'autre !"
Le corps légèrement de biais (comme son nœud papillon), Dmytro Popov appartient à la fière tradition des ténors slaves au souffle long, au regard lointain et au menton haut, intensément couvert, jusqu'à son aigu légèrement voilé. Un artiste à apprécier sur la scène d'un opéra (comme récemment pour La Rondine à Toulouse) et qui brille notamment dans ce concert, lui qui connaît bien Les Cloches pour les avoir enregistrées en 2013 avec le Philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle.
Aux amples plis de sa robe de soie marine répond le large vibrato de la soprano Irina Lungu (interviewée par nos soins). Son entrée rondement menée et très articulée soulève un immense crescendo orchestral, permettant d'apprécier une grande salle emplie de sonorités russes. Les Cloches sonnent avec cette voix dans la joie du mariage, mais aussi par un puissant oxymore, elles mettent en garde, tel le tocsin, contre l'incendie menaçant.
Les Cloches s'animent en envolées lyriques, mais la nostalgie russe perce déjà et les cloches deviennent glas funèbre porté par le chant de la basse Vladimir Vaneev. S'il est couvert dans les cataractes instrumentales et chorales d'un "enfer de bronze", son chant -souvent bien exposé par-dessus un orchestre chaud et délicat- laisse apprécier une prosodie modèle de narrateur et une voix ample résonnant longuement dans la grande salle de la Philharmonie. La cloche, le beffroi, le glas, cette voix de basse et l'orchestre apaisés mènent enfin à la paix du tombeau bientôt secouée par les acclamations sonores du public.