Et in Arcadia ego, entre ombres et lumière
La majestueuse ouverture de Zaïs résonne dans une salle encore éclairée, mais attentive. Puis, l’obscurité se répand progressivement, tandis qu’un texte projeté sur le lourd rideau de fer présente le fil conducteur du spectacle, accompagné de la Chaconne pour Dieux et Naïades et du chœur des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour : en ce 8 février 2088, Marguerite, vieille dame de quatre-vingt-quinze ans à l’âme de jeune fille, s’apprête à faire face à la mort. Dans sa jeunesse, la date de sa mort lui avait été révélée. Alors que le moment est venu, elle se remémore sa vie passée.
Des spectateurs qui s’attendraient à un récital ramiste mis en scène ne pourraient qu’être surpris : avec Et in Arcadia ego, l'Opéra Comique propose bel et bien une création lyrique contemporaine. Si la musique est empruntée à quelques-unes des plus belles pages de Rameau, les textes ont été largement réécrits par Éric Reinhardt, chargé de la dramaturgie. L’écrivain s’est associé à Christophe Rousset et Phia Ménard pour concevoir l’étrange traversée de Marguerite, personnage au nom éminemment faustien, de la lumière à l’ombre, de la vie à la mort.
Dès
le début de la représentation, les spectateurs sont confrontés à
un jeu d’ombres et de lumière dont ils sont partie prenante. Après
avoir glissé doucement dans le noir, comme dans un rêve, les voilà
brusquement confrontés, au lever de rideau, à l’éblouissement
intense d’un mur de lumières qui les contraint à détourner le
regard. Phia Ménard indique dans le programme « crée[r] des
spectacles à vivre » : elle entend stimuler les sens et
l’imaginaire des spectateurs, leur rappeler qu’ils ont, eux aussi, un
corps. L’expérience ainsi offerte à l’orée de la représentation
annonce celle que vivra Marguerite à la fin du spectacle, quand elle
sera engloutie dans un couloir lumineux, au moment de connaître la
nuit sans fin de la mort.
Trois tableaux, entrecoupés de deux interludes, succèdent à l’Ouverture : l’Enfance, l’Âge adulte et la Vieillesse / Mort. Chacun s’apparente à un univers différent. L’Enfance est le temps du dégel : un lapin géant s’effondre progressivement, des fleurs gelées fondent et s’épanouissent, signes de l’émancipation à venir de la jeune Marguerite. L’Âge adulte, plus sombre et inquiétant, montre Marguerite prise au piège d’une large cape de velours noir, qui représente à la fois ses démons et les entraves sociales qu’elle subit. Elle parvient cependant à s’en extraire pour connaître la jouissance. Enfin, la Vieillesse / Mort est peut-être le tableau le plus spectaculaire. En dépit de ses résistances, Marguerite est comme aspirée par la mort. Celle-ci l’engloutit sous l’apparence d’une masse informe et sombre, qui grossit et se répand sur scène avant le noir complet. L’ensemble propose des images très fortes, qui bénéficient de la création lumière du formidable Éric Soyer, connu notamment pour son travail avec le metteur en scène Joël Pommerat.
Le travail corporel que Lea Desandre a mené avec Phia Ménard est aussi à saluer : la marche même évoque une danse, émaillée de mouvements plus acrobatiques (une roue, un pont à l’envers), dont le plus spectaculaire est l’ascension finale vers la mort. La chanteuse évolue avec souplesse dans un espace qui la déséquilibre parfois jusqu’à sembler la mettre en danger. Ainsi, pendant le deuxième interlude, elle est placée sur une étroite avancée au-dessus de l’orchestre. Au son de gavottes et rigaudons des Boréales, sa silhouette gracile vacille au-dessus de la fosse, instaurant une tension propre à rappeler l’imminence de sa mort.
L’engagement scénique de la jeune mezzo-soprano se remarque aussi dans son chant. L’articulation est impeccable, permettant de comprendre le texte sans chercher des yeux les sur-titres. Alternant avec des parties instrumentales et des interventions du chœur, qui lui offrent plusieurs pauses, la voix elle-même est mise en valeur. Elle est particulièrement soutenue par le jeu de l’interprète, par exemple dans « Retirez-vous, jouets » (Castor et Pollux, version 1737, « Rassemblez-vous, peuples »). Le medium, d’une texture veloutée, est riche et sonore. Chaleureux, les aigus portent sans être perçants. Les graves, en revanche, sont moins denses et plus difficilement audibles. L’ensemble manque parfois de projection, mais le chef est attentif à ne pas laisser l’orchestre étouffer le chant.
À défaut d’être visible, dissimulé dans les loges sur les côtés de la scène, dans la fosse ou en fond de scène, le chœur Les Éléments est pleinement audible. Là encore, l’articulation nette et précise offre le plaisir de pouvoir suivre le spectacle sans avoir recours aux sur-titres. Dans la fosse, sous la direction de Christophe Rousset, les Talens Lyriques déploient une large palette de couleurs, de la plus gaie à la plus éplorée. L’orchestre a plus d’une fois le premier rôle sonore, même perdu dans la pénombre de la fosse, et son interprétation est pour beaucoup dans la mise en place des différentes atmosphères qui se succèdent tout au long de la soirée. Aux saluts, les applaudissements destinés aux chanteurs, aux musiciens et au chef alternent avec les huées qui accueillent la metteuse en scène et le dramaturge. Mais si la nouvelle création lyrique de l’Opéra Comique ne fait pas l’unanimité, elle n’en est pas moins une proposition originale et stimulante, qui ne laisse pas indifférent.
Réservez vos places pour ce spectacle, à l’affiche jusqu’au 11 février 2018