L'Ombre de Venceslao à Montpellier sous la baguette du compositeur
Initiée avec le concours du Centre Français de Promotion Lyrique et de neuf opéras français ainsi que Santiago du Chili et Buenos Aires, sans oublier le Grame, centre de création musicale à Lyon, la commande passée à Martin Matalon (que nous avons interviewé), L'Ombre de Venceslao, créée à Rennes en octobre 2016 (nous y étions), constitue la première incursion du compositeur argentin dans le domaine lyrique. Ce dernier l'a longtemps différée, attendant un sujet qui lui permettrait de renouveler les archétypes du genre, où le tragique ne ferait pas l'impasse sur le rire. Avec la pièce éponyme de Copi, écrite en espagnol et non en français comme la plupart de ses opus – cela aura son importance –, il a trouvé un matériau idéal pour une virtuosité à la fois formelle et dramatique.
Adaptée par Jorge Lavelli, qui signe par ailleurs une mise en scène aussi économe en moyens qu'habile dans son maniement de l'illusion théâtrale, la narration de l'errance d'une famille argentine entre la pampa et la capitale, Buenos Aires, au gré des dictatures des années quarante et cinquante, évite le plomb du sérieux politique, et préfère une poésie iconoclaste qui ne recule pas devant les familiarités linguistiques. La traduction française en accentue une crudité, qui n'aurait rien de vulgaire dans l'original. Les tirades du perroquet, dans la voix enregistrée de David Maisse, qui imite à merveille le stéréotype du volatile, comptent parmi les moments choisis.
Au demeurant, le trivial s'invite généreusement dans le texte, sans jamais verser dans la platitude, et ce entre autres grâce à un enchaînement dynamique de trente-deux scènes, secondé par la mobilité des décors dessinés par Ricardo Sanchez-Cuerda, rehaussés par les lumières de Jorge Lavelli lui-même et Jean Lapeyre. Le spectateur retiendra la charrette traînée par Gueule de Rat, le cheval - dont Germain Nayl assume la figuration -, les numéros de tango ou encore l'appétit fornicatoire des protagonistes, en particulier Venceslao qui ne peut se retenir face à Mechita derrière son fil à linge.
La mosaïque de niveaux de langue se retrouve dans la facture musicale, qui associe un peu d'électroacoustique pour le bruitage des éléments, à l'exemple de l'orage inaugural, à un subtil et étourdissant mélange de styles, mêlant traditions savantes et populaires, où affleurent naturellement plusieurs rythmes latinos – cités d'ailleurs dans l'opus de Copi – sans jamais recouvrir l'originalité de l'inspiration. Si l'auditeur retiendra le quatuor de bandonéons, sur le plateau, assurant un interlude teinté d'une secrète mélancolie, il saluera aussi les musiciens de l'Orchestre national Montpellier Occitanie, qui, encadrés par la direction du compositeur, mettent en avant le foisonnement millimétré d'une partition à la fois exigeante et charmeuse.
Cette hétérogénéité de tons se reflète, encore plus éloquemment, dans une partie vocale qui puise parmi toutes les ressources du langage lyrique, des suraigus au parlé, en passant par un avatar de Sprechgesang, pour mieux identifier chacun des personnages, ce que met en évidence un plateau de jeunes solistes, soutenus, comme cela est sa mission, par le Centre Français de Promotion Lyrique. Venceslao, tenu par Thibaut Desplantes, est sans doute celui qui présente le moins d'excentricité. L'émission, solide et constante, sert à souligner une vigueur virile. Plus que la couleur, parfois aux confins du monochrome, c'est la puissance indéniable qui distingue l'interprète et le rôle, contrastant ainsi avec le Largui de Mathieu Gardon. Même s'il est également confié à un baryton, l'usage de l'ambitus diffère radicalement, concentré dans l'écart entre un falsetto (voix de fausset), aux effets de ridicule comique parfaitement maîtrisés, et une déclamation apeurée non moins réjouissante. On appréciera la précision du rendu, d'un naturel qui n'autorise pas l'approximation.
Les incarnations féminines sont également polarisées selon des contraires. La folie de China se trouve décuplée par des suraigus aux limites de la technique et du souffle, ciselés avec gourmandise par Estelle Poscio, laquelle fouille avec intelligence les minauderies de la jeune femme par son babil fruité, pépiant savoureusement sans ignorer la tenue de la ligne. Celle de Mechita est toute entière tournée vers des vocalises dans lesquelles la voix charnue et ample de Sarah Laulan se déploie avec un instinct consommé. Le fils, Rogelio, revient à un ténor. Ziad Nehme en révèle une écriture qui exploite les potentialités de la tessiture, des mélismes au lyrisme amoureux, magnifiées par un timbre lumineux et bien projeté, jamais caricatural, un équilibre entre les registres, et un medium bien présent. Quant à Coco Pellegrini, Jorge Rodriguez en défend le machisme vénal par une nasalité très hispanique qui fait songer à l'orgueil d'un chanteur de tango. Mentionnons enfin le singe, mimé par Ismaël Ruggiero, qui participe à un spectacle heureusement accueilli par le public montpelliérain, et qui va désormais traverser l'Atlantique et l'Équateur, en attendant le prochain opéra de Matalon, déjà dans les cartons semble-t-il...