Brahms à la Philharmonie : six interprètes pour une soirée à trois temps
Le monde peut s’étonner de ce que Brahms « le sérieux » composa des valses, mais ce serait méconnaître l’engouement de l’Europe du XIXe siècle pour cette danse qui accompagne l’expression d’émotions intenses. Fait remarquable, ses près de soixante valses qui emploient systématiquement la mesure à trois temps ont des physionomies très diverses. Rassurons d"ailleurs Laurent Naouri, qui questionne malicieusement le public lors des bis, nul ne souffrit du mal de mer. Seul Philippe Cassard, peut-être étourdi par la première série de danses, sort de scène en trébuchant et tombant, fort heureusement sans mal apparent.
Bien qu’aujourd’hui ce soit au concert que l’on puisse entendre ces valses, Brahms les destinait à un public d’amateurs dans le cadre de leur foyer (d’où le choix du piano à quatre mains) : « Espérons qu’elles fassent bientôt partie du répertoire domestique et qu’elles soient chantées par un grand nombre de personnes. »
Les quatre mains sont celles de Philippe Cassard et Cédric Pescia qui débutent le concert avec l’Opus 39. Ces deux pianistes ont un goût commun pour la musique de chambre et se sont déjà retrouvés autour d’un programme dédié à Schubert. Ils s’accordent à merveille pour mettre en valeur l’invention rythmique inépuisable du compositeur et toutes les nuances de sentiment de ces charmantes pièces. Le Steinway, exploré sur toute son étendue, est tantôt éclatant et orchestral tantôt intimiste et suave. Ces valses connurent un grand succès à l’époque et leur popularité ne décroît pas si l’on en croit la Valse numéro 15 en forme de berceuse connue d’un grand nombre de bébés du monde entier.
Les Liebeslieder Walzer op.52 et les Neue Liebeslieder op.65 empruntent leurs textes à la Polydora de Daumer, qui consiste en une traduction ou imitation de textes poétiques populaires anciens issus de différents pays d’Europe. Leur grande richesse, bien qu’ils tournent autour des mêmes sujets traditionnels, explique l’extrême variété à laquelle Brahms est parvenu sur le plan musical. Le deuxième recueil est plus sombre : la souffrance et la déception amoureuse occupent une place importante, reflet de la douleur de Brahms lorsque Julie Schumann, dont il était amoureux, épouse le Comte Marmonto Di Radicati.
Le quatuor vocal est constitué de solistes confirmés : Natalie Dessay, Karine Deshayes, Werner Güra et Laurent Naouri. Tous habitués des scènes internationales d’opéra mais également familiers du récital. La cohésion de l’ensemble est suscitée par la grande écoute des interprètes mais aussi par les liens existant entre eux : la soprano et le baryton-basse unis maritalement le sont aussi fréquemment sur scène. Leur lien d’amitié avec la mezzo-soprano est sensible. Ils collaborent tous les trois avec Philippe Cassard lors de récitals ou d’enregistrements de Lieder et mélodies. Ces quatre voix, traitées sur un pied d’égalité par le compositeur s’affirment également dans leur singularité lors de solos ou duos constituant des miniatures musicales à géométrie variable.
La voix de baryton-basse de Laurent Naouri, bien timbrée et sonore, majestueuse lors de courts solos (Ihr schwarzen Augen), se fond dans un son d’ensemble en conservant une articulation très précise. Le n°3 du premier opus O, die Frauen (« Je serais moine si les femmes n’existaient pas ») n’est pas sans humour : un humour que le chanteur se délecte à rendre avec la complicité de son acolyte ténor.

La voix claire et homogène de Werner Güra est mise en valeur par la partition qui souvent le fait commencer seul. Il est vite rejoint par les autres chanteurs. Sa diction parfaite et ses intentions musicales précises révèlent l’évidence de son phrasé. Sa voix pleine n’est jamais forcée et sa voix mixte extrêmement délicate.
L’ampleur frappe lorsque se fait entendre la voix de mezzo-soprano déployée par Karine Deshayes. Sa position dans le quatuor vocal nécessite des graves sonores et assurés. Elle y réussit parfaitement, ayant parfois recours au registre de poitrine assumé sans problème. L’ampleur de son phrasé et la rondeur de son timbre conviennent particulièrement à ce répertoire. Qu’elle chante en solo (Wahre, deinen Sohn) en duo (Nein, Geliebter, setze dich) ou en ensemble, sa présence vocale et musicale demeurent toujours remarquable.

Natalie Dessay, soprano, est reconnue notamment pour son engagement musical et sa théâtralité, qu’elle démontre ici une fois de plus. L’écriture de Brahms demandant un medium fourni ne lui est pas forcément favorable mais elle compense par une interprétation habitée et des aigus aisés et ronds rendant sa présence vocale manifeste. Néanmoins sa conduite de phrases est perturbée par une attitude agitée et des gestes parasites omniprésents, peut-être dus à une petite forme vocale comme en témoigne la toux qu’elle ne peut contenir par moments.
En réponse à l’acclamation du public deux bis sont exécutés, l’un extrait des Zigeunerlieder, le seul moment binaire de la soirée. Pour le second bis, les interprètes se tournent vers le public situé à l’arrière de la scène, très reconnaissant de cette attention.