Benjamin Bernheim débute en récital à Bordeaux
Il s’agissait de son premier récital dans une maison d’opéra (après son récital donné à l’Éléphant Paname l’an dernier) : pour l’occasion, le ténor français Benjamin Bernheim présente au public un programme en langue française, répertoire qu’il nous confiait dans son interview espérer servir au disque à court ou moyen terme. La première partie est consacrée à la mélodie, la seconde à des airs d’opéras puisés dans des œuvres composées durant la deuxième moitié du XIXème siècle. Pour cette occasion, il est accompagné au piano par Florence Boissolle, chef de chant de l’Opéra de Paris, avec qui il a travaillé sa Bohème intergalactique. Le port droit, elle fait économie de tout geste superflu. Tout juste indique-t-elle d’un coup de menton à quel moment tourner les pages.
C’est Henri Duparc qui a ses honneurs en début de récital (Phydilé, L’Invitation au voyage et La Vie antérieure). Bernheim entonne les premières notes les yeux fermés, sa partition dans les mains. Avec une diction parfaite, serrant les « u » et élargissant le « é » à l’extrême, il offre un chant fait d’alternances, tant en termes de nuances que de technique vocale. Le parlé-chanté des passages descriptifs laisse place à un lyrisme enflammé lorsqu’il s’agit d’exprimer une sensation ou un sentiment. Il emplit sa voix d’air, évoquant un chuchotement, lorsqu’il dépeint la nature, puis il retrouve la parfaite clarté de son timbre, dans une note tenue à pleine voix pour conclure le numéro. Tantôt rayonnant d’un sourire extatique, il a parfois le visage fermé, comme sa bouche par laquelle s’écoule un long « languir » grave et vibrant.
Après un salut discret, il aborde L’Absent de Gounod. Il y montre la clarté exceptionnelle de son timbre sur l’ensemble de sa tessiture, aussi lumineux dans les graves que rayonnant dans les aigus, qui, lorsqu’ils sont couverts, prennent une teinte moirée. Le vibrato est parfois d’une extrême légèreté, à peine perceptible, et parfois plus dense et large, portant par ce biais les émotions pour les mener au spectateur.
C’est alors Fauré qui est convoqué (Au Cimetière, Chanson d’amour, Larmes et Puisque j’ai mis mes lèvres à ta coupe). Là encore, la finesse des nuances piano alterne avec la puissance d’une voix sainement déployée. Sur le fil, la ligne vocale se charge d’émotion, quitte à provoquer, ici ou là, un déraillement ou un léger défaut de justesse. Le phrasé reste en tout cas toujours empreint de délicatesse, marquant son plaisir des mots. La tension semble diminuer avec les minutes et son visage s’éclaire d’un sourire adressé à sa pianiste entre les morceaux.
Jules Massenet place trois airs au début de la seconde partie, extraits de Manon et de Werther. En Chevalier des Grieux, Bernheim, le visage déformé par la douleur de son personnage, découpe chaque syllabe dans un léger filet de voix, avant de se faire tonnant. Sa maîtrise du souffle trouve alors sa limite, les fins de phrase tendant à retomber, parfois de manière abrupte. Son interprétation du fameux « Pourquoi me réveiller ? » fait en revanche s’élever les bravi dans la salle. La difficulté de l’air est pourtant visible aux grandes respirations que prend le poète avant de s’élancer, au raclement de gorge qu’il ne peut contenir entre le récitatif et l’air, et aux longs soupirs qu’il pousse à l’issue de la performance, mettant plusieurs minutes à reprendre sa respiration. Rarement le magnifique texte de ce poème d’Ossian aura été tant mis à l’honneur, laissant courir un long frisson dans le théâtre. Les accents sont envoyés comme des coups de poing avant que les piani subtils n’agissent comme un baume.
Deux extraits de Roméo et Juliette précèdent « La fleur que tu m’avais jetée » (Carmen), permettant au ténor d’afficher sa prosodie passionnante et sa saine technique. Le registre change ensuite pour la chanson de Kleinzach des Contes d’Hoffmann, dont la pianiste chante les chœurs avec malice. Pour son premier rappel (avant une reprise de Kleinzach), Benjamin Bernheim invite la mezzo-soprano bordelaise Aude Extrémo pour chanter le final de Carmen. Sa voix puissante et dure s’achoppe sur la voix douce du ténor, dans un effet saisissant. La cantatrice émet un large vibrato, ouvrant des graves larges et dramatiques et des aigus plus tranchants que le poignard de Don José. Le passage d’un registre à l’autre se fait cependant de manière escarpée. À la fin du duo, c’est bien Carmen qui meurt (contrairement à la récente production de Florence), et l’on s’en émeut fort. Devant l’enthousiasme de la salle au moment des saluts, Bernheim serre les poings. Les nombreux sièges vides montrent cependant que le public n’a pas encore perçu l’étendue du talent de ce jeune ténor : qu’il en soit désormais informé !