Une Troisième Symphonie de Mahler lumineuse au Théâtre des Champs-Élysées
Tout n’avait pourtant pas commencé sous les meilleurs auspices. Le chef initialement prévu pour cette exécution de la Troisième Symphonie de Mahler, le jeune et brillant Robin Ticciati (Chef du Scottish Chamber Orchestra, Directeur Musical du Glyndebourne Festival Opera, Directeur Musical du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin) a déclaré forfait et Edo de Waart a été invité pour le remplacer. Mais c’est finalement Robert Spano que le public a découvert face à l’Orchestre National de France. Découvert, dans tous les sens du terme, car ce chef (qui est aussi pianiste et compositeur) ne jouit pas d’une grande notoriété en Europe où il ne s’est guère produit jusqu’à présent, sa carrière étant essentiellement américaine (il est depuis dix-sept ans Directeur de l’Atlanta Symphony Orchestra). Pour continuer dans la série « ce concert est maudit », le chef attaque le premier mouvement alors qu’un téléphone portable retentit, et à peine les huit cors ont-ils achevé de lancer leur grandiose appel que la sonnerie (très rythmée) d’un second téléphone retentit. Et pourtant, la soirée s’achève par un triomphe pour le chef, l’orchestre, la contralto Anna Larsson et les choristes (Chœur de femmes et Maîtrise de Radio France).
Il faut croire que tous ces artistes, malgré les aléas liés aux changements de chefs successifs, ont pu bénéficier du temps nécessaire pour répéter efficacement, et/ou que leur complicité a permis une entente artistique rapide et fructueuse entre tous les partenaires.
L’Orchestre National de France se montre remarquable dans cette œuvre exigeante entre toutes, tant dans les pages connues pour leur « monumentalité » que dans les soli délicats sollicitant tantôt le premier violon (interventions pleines de grâce et de poésie de Luc Héry), tantôt le cor anglais, le hautbois, le trombone (très applaudi aux saluts), la clarinette. Les cuivres, très exposés, en dépit de deux petits ratés (vite rattrapés) aux cors, séduisent par leur virtuosité, mais ce sont surtout les cordes qui éblouissent par leurs couleurs superbes, tantôt chatoyantes, tantôt délicates et diaphanes, tantôt lourdes de menaces.
Impeccables, les interventions du chœur dans le cinquième mouvement, et très émouvant le chant d’Anna Larsson, familière de l’œuvre et qui a gravé, avec Claudio Abbado et le Berliner Philharmoniker, une des versions discographiques de référence de l’œuvre (Deutsche Grammophon, 2002). Quelque vingt ans après le concert qui donna lieu à ce CD (concert donné en 1999 à Londres au Royal Festival Hall), les contours de la voix sont devenus légèrement plus anguleux et le timbre a un peu perdu de son moelleux. Mais le style est là, souverain, et l’implication ainsi que la puissance émotionnelle sont intactes. La salle, dès le premier O Mensch !, aux couleurs sombres, mystérieuses, telluriques, retient son souffle.
Robert Spano, enfin, fait bien plus que sauver la soirée : sa lecture de l’œuvre, qui pourrait de prime abord paraître sage ou un peu impersonnelle, s’avère finalement très convaincante. Pas de précipitation (les tempi choisis sont généralement plutôt lents), pas d’exacerbation du côté grandiose de l’œuvre (même si les climax atteignent l’intensité sonore et expressive attendue), mais un sens du détail (indispensable dans cette Symphonie comme dans tout l’œuvre de Mahler) qui évite le maniérisme, et une attention dans l’équilibre des registres qui permet aux tutti les plus monumentaux de conserver, étonnamment, clarté et transparence. Le sublime sixième mouvement de l’œuvre (peut-être le moment le plus réussi du concert), pris lentement, posément, semble suspendre le temps et distille une sérénité lumineuse et tranquille. Sérénité : c’est le terme qui caractérise finalement peut-être le mieux la vision globale de l’œuvre par Robert Spano. De toute évidence, l’esprit de Mahler, tels ceux des héros de l’Antiquité, est venu jeudi soir dans les Champs-Élysées goûter un repos empli de sagesse et de méditation apaisée.