Jephtha à Garnier : It must be so Guth

Les lettres formant la phrase "It must be so" occupent le plateau comme des éléments de décors, figurant presque des personnages qui s'animent même et se multiplient en parcourant la scène et formant de nouvelles anagrammes, invitant à déchiffrer des lettres. Elles sont omniprésentes et inéluctables comme le destin dont elles sont le slogan ("Il doit en être ainsi") et qui poussera Jephtha à lever un bras criminel pour immoler en sacrifice à Dieu sa propre fille. Cette confiance aveugle dans le destin était acceptable dans la Bible qui conte cette histoire, puis à l'époque de Georg Friedrich Haendel car elle reposait alors sur la croyance en un Dieu omniscient (ses voix étant impénétrables, tout ce qui advient et qui est nécessairement de son fait est forcément pour le mieux, car même un sacrifice engendrera quelque chose de Bon). C'est pourquoi dans l'oratorio de Haendel, un ange vient sauver Jephtha et tout est bien qui finit bien. Mais Claus Guth prolonge encore l'histoire, la faisant ainsi correspondre à une société désabusée dans laquelle Dieu est mort (Nietzsche est passé par là).

Dans le rôle-titre de Jephtha, Ian Bostridge fait des débuts réussis à l'Opéra de Paris (tout comme Katherine Watson et Tim Mead). Bostridge, spécialiste universellement reconnu des Lieder de Schubert, met au service de l'oratorio baroque sa qualité de prononciation (a fortiori dans sa langue anglaise maternelle). Comme en récital, il fait (presque) tout ce qu'il ne faut pas faire concernant la posture d'un chanteur, mais malgré sa bouche qu'il tord et convulse comme sa nuque et son corps, le résultat est toujours aussi remarquable avec une puissante qualité de projection, parfois très droite. Pour les vocalises, aussi importantes dans la musique baroque qu'absentes de son habituel répertoire de mélodies, Bostridge s'assure en posant les mains fermement sur la grande table où sera (presque) sacrifiée Iphis et il enchaîne les notes avec une précision d'horloger. Jephtha promettant à Dieu d'immoler la première personne qu'il rencontrera en rentrant de la guerre s'il est victorieux, Ian Bostridge devrait atteindre un paroxysme de convulsion en voyant sa fille avant toute autre âme, sauf que, paradoxalement, son regard paternel est alors vide et son corps toujours arqué se remet droit. Mais tout est emporté par son air " Waft her, angels, through the skies" implorant les anges d'emporter à travers les cieux sa fille, qu'il serre dans ses bras.

Le génie de Haendel, notamment pour les voix de castrats, offre notamment à Hamor ses sublimes lignes mélodiques. Tim Mead leur rend sa grande homogénéité sonore à travers l'ambitus, les vocalises et les différents rythmes. L'assurance nécessaire à installer une voix vient parfois empiéter sur la délicatesse, mais son appel final à Iphis balaye tout, suspendant le temps par une voix limpide dont l'ornement est la ligne même.
Iphis, l'amour de cet Hamor, effeuille les fleurs et sa voix afin d'en distiller les parfums légers mais persistants. Les trilles de Katherine Watson sont le prolongement naturel d'un aigu délicieusement vibré et vibrant. Sachant se mettre au volume (certes bien affirmé) de son Hamor, elle varie cependant la projection, ramenant vers elle la voix en rapprochant le menton du poitrail. Mais tout est balayé avec son air par lequel elle "renonce avec joie au souffle de la vie", un doigt levé vers le ciel puis recueillant sur ses genoux la tête de son père, telle une mère.
Comme en Cassandre, en Suzuki et à son habitude, Marie-Nicole Lemieux incarne Storgé (femme de Jephtha et mère d'Iphis) en se tordant de douleurs dès sa première note, mais comme à son habitude, cet investissement dramatique ne l'empêche nullement de déployer la longueur et la générosité d'un souffle riche en résonances et harmoniques, jusque dans ses visions hallucinées d'Iphis avec la gorge tranchée (rappelant une jumelle du film Shining) et culminant en intensité dans le grand air "Scenes of horror" au point que les choristes en tombent comme des mouches (ou comme à la fin des Dialogues des Carmélites) sur lesquels elle va répandre des cataractes de pleurs. Seul un bras de ces défunts se relèvera pour brandir des fleurs (comme des pissenlits tenus par la racine), cueillies par Iphis. Toutefois, Lemieux pousse ici l'amplitude du vibrato jusqu'à perdre de voix la note et voulant donner de la douleur à son chant, elle tient des sons trop bas.

Tout aussi expressif et d'une interprétation fouillée, Philippe Sly ouvre l'oratorio avec grande maîtrise vocale et en campant remarquablement un sombre roi Zebul (il vient d'ailleurs de nous accorder une interview, présentant notamment son appropriation du personnage). Le baryton-basse canadien offre une prononciation à la qualité so british soutenue par une noble et ample voix, à laquelle il ne lui manque que les notes les plus graves.

À la direction musicale, William Christie alterne d'amples, lents et longs mouvements de bras avec de soudains gestes saccadés. Les tempi accélèrent ainsi rapidement avant des fins de sections retenues. Les variations rythmiques et en particulier les passages les plus rapides n'empêchent pas son Orchestre des Arts Florissants de proposer ses très beaux timbres, d'une grande justesse dans l'harmonie, mais pas toujours dans le rythme. Le Chœur (également des Arts Florissants), en place ensemble mais en retard sur la fosse, remplit d'un son riche le Palais Garnier, comme les choristes très impliqués emplissent l'espace, qu'il s'agisse de porter sur des tréteaux un veau d'or, d'entamer une danse guillerette avec des ballons à l'hélium ou d'offrir un ballet de chaises (musicales).

Pour mener le drame vers sa fin tragique et emporter au sacre Iphis, le rayon de soleil qui descend du ciel semble emprunté aux Monty Python (Terry Gilliam viendra d'ailleurs en mars à Bastille pour Benvenuto Cellini : réservations). C'est à elle que sont désormais lancées les fleurs. Les yeux bandés, elle est sanglée sur la grande table.

Pour la sauver et arrêter le geste infanticide de Jephtha, "un ange" s'avance simplement d'un pas et sort du chœur, dans lequel il était un homme en costume-cravate parmi les autres. Ce n'est qu'après être ressorti en coulisses qu'il revient sur scène affublé d'ailes, suscitant quelques rires étonnés parmi le public. La voix de Valer Sabadus (à l'inverse de l'autre contre-ténor de la distribution) est construite par le dessus, descendant, comme l'ange du ciel, depuis un aigu soulevé, assez clair et fin (mais sans atteindre complètement la terre ferme d'un médium-grave).

Mais la rédemption n'est pas au programme et le chœur final devient avec Claus Guth un brûlot empli de sarcasmes, chantant les "voies justes et droites de Dieu" mais brandissant des poings vengeurs contre cette divinité, contre le nom de laquelle Jephtha crache, littéralement. Le héros prend la place du roi déchu, mais comme lui, part bientôt vers l'exil. Storgè et Hamor sont perdus dans leur désespoir. Iphis, devenue madone sur son socle, est une statue pétrifiée vivante mais elle est bien vite déchue, ses cheveux sont coupés et elle finit dans un lit d'hôpital, éventrant l'oreiller de ses plumes (terrifiant pendant des pétales de roses tombant du ciel toute la soirée) :
"Rejoice. Hallelujah. Amen."