Les surprenantes délices d’une descente aux Enfers
Le programme « Enfers » tisse un nouvel opéra tragique pour Stéphane Degout, à partir d’une variété judicieusement choisie d’airs français des dix-septième et dix-huitième siècles. Le répertoire, encadré par Rameau et Gluck, est aussi ponctué d’interventions de Jean-Féry Rebel, Marc-Antoine Charpentier, Jean Gilles, Michel-Richard de Lalande, et même quelques extraits d’une messe de Requiem anonyme sur les thèmes de Castor et Pollux de Rameau. Cette nouvelle tragédie imaginaire se déroule selon le graduel de la messe des morts et propose une descente aux enfers. La « conjointure », (pour réemployer le célèbre mot de Chrétien de Troyes) entre les morceaux se fait sans mise en scène, autre qu’une habile chorégraphie d’entrées et de sorties pour un déroulement lisse d’un numéro à l’autre.
L’Argument inscrit dans le Programme décrit des décors précis : comme au début : « […] Sinueusement, les Enfers invoqués se déploient sur la scène dans un chaos rugissant, tremblements de terre, souffles putrides, flammes aveuglantes et rivières de plomb.[…] ». Mais le public voit que le texte glisse de l’image au son par le « chaos rugissant ». C’est l’indice qui révèle la surprise : ni jeu théâtral, ni éclairage atmosphérique, ni gestes, costumes ou masques n’illustrent ces « flammes aveuglantes et rivières de plomb ». Non, la musique seule se charge de l’illusion de réel. Les timbales, les cors, les chœurs en polyphonies, les trémolos énergiques des cordes, et le jeu des dissonances déferlent en ondes sonores sur la scène nue du Grand Théâtre et remplissent l’imaginaire.
L’orchestre
sous la direction de Raphaël Pichon est hautement expressif : de
grands crescendi très expansifs, des tempi fougueux, puis une belle
souplesse dans les moments de méditation, de crainte ou de remords
viennent soutenir le « Tragédien ». Avec l’ensemble
Pygmalion comme partenaire de rêve, Stéphane Degout est libre de
déployer tout son art : comme un magicien-peintre il utilise avec
maestria toute sa
palette de
couleurs innombrables et subtiles, allant
des rugissements verdiens d’une magnifique projection, aux douces
plaintes en voix mixte presque de tête, intimes et sombres mais
pourtant illuminées de l’intérieur.
Le célèbre extrait de Dardanus de Rameau, l’air d’Anténor est tout particulièrement sublime. Ici un récitatif accompagné « Voici les tristes lieux » est par deux fois interrompu par l’air « Monstre affreux, monstre redoutable ». La première fois chanté forte, la deuxième fois, piano, et morne.
Remarquables aussi sont les extraits d’Iphigénie en Tauride de Gluck, (« Dieux protecteurs »), puis « le calme rentre dans mon cœur ». Dans un même morceau, l’artiste exprime la rage et le désespoir d’Oreste puis, dans une mélodie très lente et soutenue, il exploite ce pianissimo hanté et la voix droite (sur le mot « calme ») pour un effet délicieusement étrange.
Pour clore le programme, Stéphane Degout chante le dernier mouvement (Requiem) de la messe des morts anonyme, parodie de Castor et Pollux de Rameau, de façon pensive et intérieure, presque en voix de tête, pour un effet éthéré et hanté. Et la salle reste suspendue à son souffle.
Le « Tragédien » ne quitte jamais la scène. Même quand il ne chante pas, il reste assis derrière les chœurs. Toujours digne, simple, sans s’imposer, même au devant de la scène, l’artiste se retire dans la musique alors que sa voix, elle, domine et remplit la salle comme une divinité quasi invisible.
Plusieurs membres de l’ensemble Pygmalion lui donnent la réplique ou chantent des solos. Parmi ces derniers, Eugénie Lefebvre, soprano très assurée, expressive et liquide, chante admirablement l’air d’Armide de Lully « Enfin il est en ma puissance ». Constantin Goubet qui chante la première des trois Parques dans l’extrait d’Hippolyte et Aricie de Rameau, charme par son ténor placé très haut, d’une aisance toute naturelle, donnant envie de l’entendre davantage. Arnaud Richard, basse, dans un extrait d’Hippolyte et Aricie (l’entrée de Thésée) chante Pluton d’une voix claire, riche et sonore.
Le programme fait découvrir sous un nouveau jour la musique baroque française. Sans doute est-ce le fruit d’une vision et d’une passion partagées, de l’étroite collaboration entre Raphaël Pichon, fondateur de l’ensemble Pygmalion, et Stéphane Degout. Ces deux artistes trouvent une jouissance évidente dans l’exploitation des sons et accords étranges, dissonants, plutôt que de les fuir ou de les escamoter.
L’immense succès de la musique baroque, revisitée par la lecture des traités d’interprétation, par le choix des instruments anciens, avait sans doute fait de l’ombre à la musique lyrique française du règne de Louis XIV et de la première moitié du 18ème siècle. C’est d’abord la musique instrumentale italienne, foisonnante et jubilante, qui enthousiasmait le public. La musique lyrique française souffrait sans doute de sa réputation de sévérité guindée, d’excès de théorisation, comme corsetée par le recours systématique à la mythologie. Le programme « Enfers » balaie ces réticences et, sûrement, certaines ignorances. Il a le grand mérite de recentrer notre attention sur cette langue soutenue, rimée, variant constamment les mètres (quatre différents dans “Voici les tristes lieux” de Rameau), qui imposait aux compositeurs de rendre justice à chaque syllabe, de suivre les variations rythmiques du poème et, pour une bonne communication du livret, d’éviter les mélismes et ornements. La langue française étant, de l’avis des phonéticiens, difficile à bien articuler, et moins fluide dans le chant que l’italien, moins dominée par les accents que l’anglais, a contraint les musiciens à suivre de près le discours, syllabe à syllabe, compensant cette rigueur par un accompagnement inventif et libre.
Le montage synthétise et ordonne, selon le rituel d’une messe captivante, des airs sombres et passionnés, habités de démons, de monstres infernaux, qui ne sont que les métaphores des jalousies, désirs de meurtre ou de vengeance (« Tu sors de l’infernal empire / Pour trouver les enfers chez toi » : Gluck, Hippolyte et Aricie). Mais que viennent adoucir, voire détruire, les promesses d’apaisement, de gloire et d’amour. C’est en ce sens que le choix d’une messe unificatrice est une belle trouvaille, puisque l’office lui-même, dans son protocole, commande ce trajet vers l’apaisement.
Ce qui est passionnant dans cette musique, et dans ce qu’elle offre de liberté aux chanteurs, c’est d’abord, s’accordant à des livrets violents (malgré le style relevé : « le sang qui trahit », « l’empire des morts », « l’infernal empire ») qu’elle est expressive et parfois, dans la partie instrumentale comme dans la diction des chanteurs, expressionniste. Le vocabulaire guindé, périphrastique et quasi abstrait est comme emporté par des musiques fiévreuses, parfois clairement imitatives des tempêtes de l’âme ou de celles des éléments. Une autre heureuse surprise attend l’auditeur. Ces musiques sont bien loin de la facile tonalité. On y entend des accords de passage troublants et, le thème de la descente aux enfers comme celui de la lamentation aidant, on y découvre d’admirables figuralismes (citons par exemple le premier chœur, « Ô Songe affreux ! » d’Iphigénie en Tauride de Gluck, descente de la gamme presque chromatique en degrés conjoints).
Un spectacle bien pensé, cohérent et inventif, mais aussi fort émouvant qui donne envie de mieux connaître cette musique, et de réentendre ces excellents artistes, qui exaltent avec conviction ce répertoire lyrique français.