Erismena, un labyrinthe sensuel et amoureux à Versailles
Pour mettre en scène Erismena au Festival d'Aix-en-Provence l'été dernier (retrouvez-en ici notre compte-rendu et ci-dessous la vidéo intégrale !), Jean Bellorini se référait à « la dimension à la fois carnavalesque et joyeuse » des textes de Rabelais. Quelle que soit sa pertinence historique, la suggestion a le mérite de nourrir l'ensemble du spectacle, comme en témoigne la reprise proposée à l'Opéra Royal de Versailles ce week-end.
Dans l'opéra de Francesco Cavalli, composé sur un livret d'Aurelio Aureli et créé en 1655 à Venise, un labyrinthe amoureux complexe est mis en place. Erismena se travestit en soldat pour retrouver Idraspe, l'amant qui l'a abandonnée. Blessée et capturée, elle est faite prisonnière à la cour d'Erimante, roi des Mèdes. C'est là qu'elle séduit malgré elle Aldimira, esclave courtisée à la fois par Idraspe (travesti en Erineo), Orimeno et Erimante. Les différents nœuds se dénouent à la faveur de reconnaissances en cascade : Aldimira, princesse enlevée par des pirates et dont l'identité a été dissimulée, est la sœur d'Idraspe ; Erismena est la fille d'Erimante et d'une princesse arménienne, Arminda. D'heureux mariages, celui d'Erismena et Idraspe d'une part, celui d'Orimeno et Aldimira d'autre part, peuvent alors conclure les péripéties (pour vous aider à vous y retrouver, retrouvez notre analyse de l'oeuvre ainsi que notre argument). Cette intrigue foisonnante, riche en travestissements, confusions identitaires ou sociales et relations familiales méconnues, se prête bien à l'esthétique carnavalesque voulue par le metteur en scène. Les personnages d'Erismena évoluent en effet dans un monde à l'envers, auquel seul le conventionnel lieto fine (fin heureuse, ou happy end) vénitien permet de retrouver un semblant d'harmonie.
Le carnaval est présent dans les multiples jeux de renversements voulus par l'intrigue, mais aussi dans les costumes aux couleurs aussi vives que variées conçus par Macha Makeïeff et rehaussés par le maquillage et les coiffures de Cécile Kretschmar. Blousons en cuir noir, tailleur-jupe fuchsia, pantalon jaune ou à larges rayures, jupes ou kilts multicolores, bottines violettes ou rouge vif, perruques blond platine ou d'un noir de jais, fausses fourrures et autres fanfreluches parent les personnages d'attributs fantaisistes et festifs.
Il ne faut cependant craindre aucune surcharge visuelle puisque ces personnages hauts en couleur, tourmentés par leurs désirs sans cesse renouvelés et tous les dangers de l'amour, prennent place dans un espace d'une grande sobriété. Derrière le lourd rideau bleu clair de l'Opéra Royal de Versailles, les spectateurs découvrent en effet une cage de scène dépouillée. Au centre se trouve une mince estrade carrée, surmontée d'une toile grillagée de même dimension et d'une nuée d'ampoules de différentes tailles. Derrière l'estrade, en hauteur, sont installées deux portes auxquelles les chanteurs peuvent accéder grâce à une large échelle. À jardin, deux petites cahutes abritent chacune un technicien. À cour, une rangée de ventilateurs précède les chaises de jardin sur lesquelles peuvent prendre place les chanteurs, quand leur personnage n'est plus en scène.
Le dispositif scénographique tend ainsi à mettre en évidence la théâtralité de l'œuvre : ces personnages qui changent de sexe, d'identité ou de statut social à volonté, trompent leur monde et s'induisent parfois eux-mêmes en erreur, sont semblables à des comédiens arpentant la vaste scène du monde. Certaines conventions sont maintenues, par exemple quand un chanteur se place à l'avant-scène, tourné vers le public, pour interpréter un air. Cependant, tout se fait à vue et le plaisir ne tient pas à un éblouissement aveuglant, mais à un jeu subtil de construction et de déconstruction de l'espace. La toile grillagée peut s'élever, emportant avec elle un chanteur dans les airs. Elle peut au contraire s'abaisser au-dessus d'un interprète, alors menacé d'être écrasé ou étouffé. Verticale, elle évoque une prison. Horizontale, c'est un espace ludique, rappelant un trampoline ou un ring. Sa texture métallique, faite de fils entrecroisés, et son instabilité correspondent aussi aux entrelacs amoureux qui unissent et égarent les protagonistes. Loin d'être dépourvu de poésie, cet univers industriel voit naître des moments de grâce. Ainsi, les ampoules descendues des cintres pour figurer une nuit étoilée éclairent avec délicatesse la scène où les personnages viennent s'épancher. Une tempête de neige est projetée plus tard vers l'estrade grâce aux ventilateurs situés sur le côté.
L'ensemble du spectacle tient à un équilibre subtil entre exubérance et sobriété, équilibre qui doit aussi beaucoup à l'interprétation des chanteurs. Francesca Aspromonte prête à Erismena une voix de soprano dense et sonore, veloutée et sensuelle, ainsi qu'une belle présence scénique. Aldimira a la voix plus claire et légère de la soprano Susanna Hurrell. Elle bénéficie de l'investissement dramatique et de la diction précise de son interprète. Flerida, qui était chantée par Lea Desandre à Aix-en-Provence, est confiée pour la reprise versaillaise à Benedetta Mazzucato. Avec son timbre cuivré, ses beaux graves et son jeu soutenu, n'hésitant pas à pencher vers le burlesque, la contralto parvient à mettre en valeur un personnage plus secondaire.
Les autres chanteurs ne sont pas en reste. Alexander Miminoshvili confère au roi Erimante la majesté d'une voix de baryton-basse au timbre sombre et aux graves sonores. Les deux prétendants qui se disputent les faveurs d'Aldimira sont chantés par deux contre-ténors : Carlo Vistoli, qui chante Idraspe, et Jakub Józef Orliński, pour Orimeno. Le premier interprète un amant noble et touchant, tandis que le second, à la voix plus claire, compose un personnage plus fantaisiste, auquel il apporte comme un grain de folie. Le choix de ces deux interprètes est judicieux en ce que leurs voix, très différentes l'une de l'autre, permettent de distinguer aisément les deux personnages. À leurs côtés se trouvent trois adjuvants : Argippo chanté par le baryton Andrea Vincenzo Bonsignore, Diarte par le ténor Patrick Kilbride et Clerio Moro par le contre-ténor Tai Oney. L'énergie du premier, le calme du deuxième et l'enthousiasme expressif du troisième apportent une variété bienvenue parmi les seconds rôles.
Enfin, il faut saluer l'interprétation remarquable du ténor Stuart Jackson. Il se voit confier un personnage caractéristique de l'opéra vénitien du XVIIe siècle, celui de la nourrice, rôle travesti qui contribue au mélange des genres et participe du renversement carnavalesque souligné par le metteur en scène. Dans son tailleur rose fuchsia, avec sa coupe à la Louise Brooks, Alcesta associe une carrure herculéenne, une voix de ténor à l'aise dans les récitatifs, mais capable d'un lyrisme plus soutenu, et une énergie folle. Le spectacle lui doit ses moments les plus loufoques et les plus drôles.
De la fosse émergent les sons chaleureux et chatoyants de la Cappella Mediterranea, dirigée par Leonardo García Alarcón. Le continuo, en particulier, est très varié et les différents instruments se trouvent tour à tour mis en valeur. Le son produit par l'orchestre est plus riche que celui des théâtres vénitiens du XVIIe siècle, correspondant davantage au goût de notre époque. Les musiciens sont parfois invités à sortir de la fosse, comme les deux violonistes qui jouent quelques instants depuis les hauteurs de l'opéra, sous les colonnades, instaurant un jeu d'échos inattendu. L'ensemble des interprètes contribue ainsi à la réussite d'un spectacle qui associe étroitement théâtre et musique, tout en s'efforçant de remporter un pari difficile : adapter une œuvre ancienne à la scène contemporaine, sans pour autant la dénaturer.