Serse à Versailles : Fagioli royal parmi sa Cour
Versailles aurait-il vraiment programmé neuf opéras mis en scène cette saison, et non pas huit ? Serse (Xerxès) représenté ce dimanche 19 novembre 2017 en matinée était-il vraiment une version de concert ? Au sens littéral, certes : l'Orchestre Il Pomo d’Oro est sur scène, derrière des pupitres pour les chanteurs, point de décors ni de costumes. Certes, mais au sens musical, cette représentation a tout d'une version scénique. L'orchestre est un véritable personnage animé par la fougue à peine croyable de son chef Maxim Emelyanychev, qui saute en jouant du clavecin debout (ce qui n'est pas un détail pour le son !). Ce chef expressionniste balaye un immense champ énergétique, picotant son instrument avant de le marteler en tapant du pied, donnant de grands coups de tête puis tendant un bras de danseur vers le continuo legato. Les très belles robes de Mesdames et les vestes de Messieurs tiennent lieu de costume. Quant au décor, le public franchissant les grilles de Versailles devra littéralement fendre la foule des touristes venus du bout du monde pour l'admirer. Surtout, les artistes incarnent les personnages et vivent un jeu de scène : se menaçant aux deux bouts du plateau ou badinant sur leurs chaises. Enfin, et bien entendu, le jeu, la vie et l'action sont dans ces voix éblouissantes. Preuve en est : chaque air —même celui qui dépasse à peine la minute— est applaudi, souvent couvert de bravi éclatant en furie pour ceux de Franco Fagioli. Notons également que, comme à l'opéra, le public a même le droit aux surtitres, bien utiles pour suivre ces multiples rebondissements et intrigues amoureuses croisées (l'absence de ce dispositif rendait L'Europe galante si difficile à suivre trois jours plus tôt !).
Franco Fagioli incarne Xerxès Ier comme un Empereur et dans les traces de Farinelli. Les vocalises sont d'une virtuosité hallucinante, (ses trilles ont des trilles !) mais les ornements ne sont jamais gratuits : ils soutiennent toujours un propos, et ce grâce à une voix complète. L'interprète porte en effet son falsetto (voix de tête) jusque dans les graves (qualité rare et indispensable pour que cette voix de castrat ne soit pas que pur esprit). Le public vibre d'ailleurs audiblement par les deux bouts de cet ambitus, frémissant de ses suraigus mais aussi de ses appuis poitrinés. Le volume sonore est à la mesure de l'Opéra Royal, tout comme le port de la voix et du corps. Franco Fagioli va jusqu'à offrir une démonstration de doppio messa di voce, c'est-à-dire conduisant la voix du piano au forte, par deux fois dans un même souffle ! La spécificité de son timbre tient enfin à un placement infimement engorgé auquel d'aucuns préféreraient un caractère angélique, mais qui contribue aussi à forger un timbre.
Impérial, le reste du casting l'est également. Inga Kalna fait forte impression avec sa voix généreusement charpentée qui sait porter d'immenses lignes puis les alléger vers des tenues filées et des trilles de rossignol. Le seul défaut de ces montées expressives consiste à délaisser la justesse au profit de la menace hautaine.
La voix grave de Vivica Genaux fait résonner son Arsamene avec la chaleur du continuo. Elle accompagne la moindre de ses vocalises par des mouvements synchronisés des lèvres, de la bouche, de la mâchoire : un visage entier vibrant par l'émotion déchirante de son personnage et une dimension spectaculaire qui fait chavirer le public.
Delphine Galou s'applique pour offrir à son personnage Amastre de belles vocalises à peine amoindries par le tempo allant. Si le médium offre un volume moyen, la contralto impressionne indéniablement par deux notes aux extrémités de sa tessiture : un aigu acéré et un râle de poitrine.
La jeune Atalanta de Francesca Aspromonte n'est pas avare en soutien et, grâce à un travail visible de la partition, elle peut s'émanciper de son texte pour lancer la voix et le corps dans ses charmantes œillades. L’avenir lui donnera l'occasion à la fois d'ancrer et d'alléger ses vocalises.
Le baryton Biagio Pizzuti apporte la touche comique d'Elviro, sublimant l'ensemble. La technique est sûre : sa voix ample et très ancrée sait monter allègrement dans les aigus. Surtout, le succès est garanti lorsqu'il se déguise en jardinier par sa seule voix, faisant la retape pour ses fleurs d'une voix bêlante, avant de reprendre son noble timbre barytonnant. Il repart ensuite dans une voix de tête par laquelle il mime les anges présidant aux noces, réjouissant l'assistance.
Pour soutenir un tel plateau notamment dans ses ensembles (l’équilibre, c'est la basse, nous rappelait récemment Attila !) et afin d'offrir la noirceur d'Ariodate, il faut une basse royale : elle se nomme ici Andrea Mastroni. Sonore jusque dans les notes les plus graves de la tessiture, il fait forte impression avec une voix enracinée et très riche en harmoniques graves. Le public en gronde comme lui.
Devant tant de génie et notamment les airs superlatifs de Franco Fagioli, le noble public de Versailles finit en délire, hurlant et frappant des pieds !