Magistral et transcendant Requiem de Dvořák à La Monnaie
Alors je vis un grand trône blanc et celui qui y siégeait : devant sa face la terre et le ciel s’enfuirent sans laisser de traces. Et je vis les morts, les grands et les petits, debout devant le trône, et des livres furent ouverts. Un autre livre fut ouvert : le livre de vie, et les morts furent jugés selon leurs œuvres, d’après ce qui était écrit dans les livres. (...) Et quiconque ne fut pas trouvé inscrit dans le livre de vie fut précipité dans l’étang de feu.” La Bible, Apocalypse, 20
Quelle intensité ! Quand la musique parvient à défaire le poids du silence et trouver un équilibre parfait entre la brutalité martelante des prières solitaires et la musicalité des plus profonds sentiments, l'art se rapproche de l’intrication humaine. Mais lorsqu’il s’agit de parler de Dieu, quelles sont les possibilités ? Comment obtenir une amplification qui sonne juste pour cet inconnu silencieux ? Lui prêter des mots, voilà le pari, et quels mots ! Sous la forme d’oratorio ou « Requiem pour quatuor de solistes, chœur et orchestre, opus 89 », Antonín Dvořák livre une œuvre magistrale, une magnifique écriture vocale au service de textes repris par tant et tant de compositeurs.
Ce qui marque le plus chez Dvořák, c’est son empathie et sa compréhension des maux humains. Ayant porté son lot de décès douloureux, dont la mort de ses trois enfants en bas âge, il livre avec intensité un chagrin auquel nul ne peut résister. Cette introduction lancinante de dix mesures aux cordes du « Requiem æternam » laisse pénétrer aux âmes des spectateurs une glaçante tristesse, bercée de lignes épurées au chant, une psalmodie ouvrant la Messe des morts.
S'instillant parmi les pupitres d’orchestre progressivement, insidieusement, le chœur oscille, entre repos des âmes, nostalgie et torpeur. L’intensité progresse toujours, bercée par un leitmotiv, seule phrase sur laquelle l’esprit s’accroche tant la diversité musicale provoque la perte des repères. C’est pour effacer ce même leitmotiv que le « Dies iræ » arrive avec violence, nouvelle étape du deuil, ultimes implorations de la damnation éternelle, frappée de notes graves et effrayantes.
Le Requiem de Dvořák est une mer violente où les vagues se retirent avec tristesse sensible, reflux d’une puissance assourdissante à peine descriptible. Ostensibles sont les sentiments avec une intimité donnée et reprise par les trois corps que sont l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, les quatre solistes et le chœur (lui même composé du Chœur de la Radio Flamande, Chœur de La Monnaie et Académie de chœur de la Monnaie). Dirigés par un chef en sueur et dans une osmose totale, l'Orchestre et les Chœurs sont parfaitement synchronisés. Ils déploient des vagues de vibrations subtiles et guerrières, un son transcendant, un imposant corps sonore : la puissance divine dans sa modernité, qui traverse et pénètre l'auditoire.
Veronika Dzhioeva et sa voix de soliste, très attendue par La Monnaie, offre à entendre comme nulle autre toute la richesse de cette œuvre, sa voix déployée, fine, précise et d’une puissance remarquable donnant raison aux nombreux prix qu’elle a su remporter durant sa carrière. Ce qui marque le plus chez la soprano d'Ossétie-du-Sud, c’est sa vélocité, des graves profonds aux aigus vibrants et clairs, cette extrême puissance de la voix qui pourtant laisse en un instant le chuchotement faire face au silence sans que l’auditoire ne s’en aperçoive.
La mezzo-soprano Anna Larsson, connue pour sa voix ronde et ses graves de bronze, est ici un peu en retrait aux cotés de la soprano. La voix est élégante et fine (bien qu'étendue), s'amoindrissant dans les aigus, mais sa légèreté est affirmée dans les médiums, tandis que ses graves sensibles lui confèrent une qualité rare.
Christian Elsner, ténor lyrique réputé, trouve ici une place de choix. Quels beaux aigus ! Sa voix constante et le nuancé de son timbre lui permettent d’alterner avec brio des sonorités mates, brillantes, riches ou claires. Son phrasé est limpide, les mots éloquents et expressifs.
La basse Franz-Josef Selig laisse l’assistance sans voix par une puissance et des graves d’une profondeur impressionnante. Sa ligne manque toutefois de dessin, un reproche souvent adressé aux voix graves !
Le terme de "représentation unique" prend tout son sens et ne laisse personne indemne.