La Favorite à Liège, piège de plastique
Présentée à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, sous la direction musicale de Luciano Acocella et la mise en scène de Rosetta Cucchi, La Favorite est une histoire inspirée du drame « Le Comte de Comminges » par Baculard d’Arnaud, qui jalonne une fois encore les thèmes de l’amour et des trahisons mais pose question sur le statut de la femme. L'histoire se déroule au début de XIVème siècle à la cour espagnole de Castille. Inspirée de faits réels, elle présente un chassé-croisé amoureux entre le roi Alphonse XI, sa maîtresse, « la favorite » Léonor de Guzman, et l'amant de celle-ci, Fernando. Dans cette Espagne bouleversée par une imminente séparation entre l’Église et l’État, les thématiques de la pièce sont emblématiques : rapport insidieux entre le religieux et l’agnostique, le monde des hommes et celui des femmes. Écrasée par le poids du monde viril, Léonor est ici la favorite d’un gynécée futuriste ou chaque femme-éprouvette s’oublie. La mise en scène de Rosetta Cucchi souligne ainsi avec audace l’intemporalité du propos. Un bond dans des temps futurs dénonce avec amertume la cruauté masculine qui perdure encore.
Les inspirations d’art contemporain et cinématographiques sont assez flagrantes. Les danses des suivantes voilées rappellent Loïe Fuller. Le gynécée ressemble au jardin des délices du Metropolis de Fritz Lang, les décors rocheux sont à la Prometheus de Ridley Scott, les habits sont vaporeux, blancs et virginaux. Femmes voilées de leur vertu, les ombres errent sur une ile aux allures grecques, presque Olympienne. Entre utopie d’un futur où la paix est régie par les dévots et une contre-utopie incarnée par les turpides harpies, les hommes sont archivistes des faibles vertus féminines. Le roi lui-même dépend du pape, et sous la menace de l’excommunication, il doit se séparer de sa favorite Léonor, rivale de la reine, qu’il tente tant bien que mal de « léguer » à son ami Fernand victorieux des maures. Dans ce monde masculin, les femmes sont des encombrants, réduites au silence des sentiments. Au final, c’est cette Léonor, débaucheuse de prêtre de par sa simple et présente beauté, qui fait trembler une sphère entière. Face à l’amour sincère entre Léonor et Fernand, la royauté trébuche sur ses principes et la honte devient le nouveau voile du couple maudit.
Intéressante coproduction que celle de La Fenice de Venise et de l’Opéra Royal de Wallonie Liège. La distribution est résolument jeune, empreinte d’une belle énergie où seule la diction de la version originale française de Donizetti peut faire défaut. D’une élégante austérité, la musique sous la baguette de Luciano Acocella, est d’une pudeur raffinée. L’orchestre est étoffé, sensible et ne se fait jamais oublier face à la puissance de la scène et des voix. Chaque interprète cerne son personnage avec un chant déployé, fidèle et obstinément juste.
Léonor, incarnée par Sonia Ganassi est le rôle-titre d’héroïne mezzo-soprano (fait rare). Voix ample, veloutée dans les graves, limpide et agile dans les aigus, la chanteuse semble définitivement fidèle aux échos de la version historique offerte par Rosine Stoltz, créatrice du rôle. Sa présence sur scène est affirmée, sa gestuelle est une ode aux héritages de l’opéra lyrique, tandis que la voix naturelle cache tout effort ainsi que le tragique brutal.
Fernand, revêtu par Celso Albelo surprend à l’ouverture de la pièce. Sa voix soufflée assez monocorde, à la diction française douteuse prend au fur et à mesure les marques d’une belle confiance. Ovationné durant son aria du troisième acte avec « Ange si pur », le ténor espagnol s’ouvre avec authenticité et de magnifiques aigus puissants.
Impressionnante voix également que celle de Balthazar, avec ses graves magnifiques ! Ugo Guagliardo figure parmi les basses les plus sollicitées du répertoire belcantiste et l’auditoire sait pourquoi. Chef religieux il incarne la puissance divine sur terre, et sur scène, il s’assure une présence des plus remarquées.
Femme plus discrète dans la production mais d’une sublime existence, Cécile Lastchenko personnifie la jeune et belle Inès, confidente de Léonor. Une attitude féminine qui se poursuit jusque dans la voix, sonnant à la perfection.
En Alphonse XI, Mario Cassi et sa voix de baryton s’assure une belle présence sur scène. La voix porte haut et fort, marquant une noblesse légitime et puissante. Incarnation de l’Homme dénoncé, il revêt une apathie cruelle et sans pitié. La voix tranche, sonne saillante et scande avec maîtrise les manifestations du pouvoir masculin. La production jusqu’au-boutiste, résolument jeune de La Favorite, exécute un bond dans le temps, d’un médiéval rocheux au futur de plastique.