Captivant Jules César au TCE
Pour cette version concertante de Jules César de Haendel, deux clans sont clairement établis d’entrée de jeu, que ce soit dans le programme de salle ou dans le positionnement des chaises sur la scène : les Romains (Lawrence Zazzo en Jules César, Delphine Galou en Cornelia et Julie Boulianne en Sesto) affrontent les Egyptiens (Emöke Barath en Cléopâtre, Filippo Mineccia en Ptolémée et Riccardo Novaro en Achille). Pourtant, une autre catégorisation se met rapidement en place : les interprètes plongés dans leur partition, et ceux qui chantent par cœur, libérés de ce contraignant allié. Il va sans dire que les seconds remportent les palmes du succès en livrant une prestation flamboyante de ce bijou musical.
C’est ainsi que Lawrence Zazzo, qui figure parmi les plus grands contre-ténors actuels (réservez vos places pour son prochain récital à Lyon), livre une version impériale à deux étages, scénique et vocal, du rôle-titre. Avant même d’avoir émis sa première note, il met le public de son côté, en se levant de sa chaise d’un air malicieux et fier, toisant les spectateurs en vainqueur. Tout au long de la soirée, il court, se promène, et interagit avec le public, les musiciens, et les autres chanteurs, comme lorsqu’il passe, avant le dernier duo, devant Filippo Mineccia et Riccardo Novaro (dont les personnages sont défaits à cet instant de l’intrigue), leur jetant un sourire narquois et triomphant avant de prendre la main de Cléopâtre pour l’emmener à l’avant-scène. Vocalement, il dispose d’aigus affutés, clairs et brillants, qu’il parvient à faire résonner largement. Si Franco Fagioli nous dévoilait chercher à effacer au maximum les contractions thoraciques, nécessaires techniquement au déploiement de l’instrument du contre-ténor, lui choisit de leur donner un sens théâtral, parcourant les vocalises avec gourmandise et agilité, s’encourageant du bout des doigts. Emporté dans ses élans scéniques, il perd parfois son ancrage dans les récitatifs, mais il impulse, plus que le chef lui-même, l’énergie de la partition.
Ce sang royal coule également dans les veines d’Emöke Barath, qui se relève pour saluer le public après chaque air de Cléopâtre. Son visage fin au sourire enjôleur et sa robe argentée, brillant de mille feux, lui confèrent le lustre impérial requis par son personnage séducteur. Étincelante, elle est d’ailleurs en permanence retenue par l’orchestre qui semble lui courir après. Ses aigus fins et pointus s’envolent comme plume au vent dans des vocalises interprétées avec grâce et assurance, ou avec la vivacité d’une mitraillette, s’ancrant sur un médium vibré profondément.
Également descendant de Pharaon, Ptolémée est chanté par Filippo Mineccia. Lui aussi tourne les pages de sa partition sans jamais y jeter un œil. Très engagé, il joue son personnage, les genoux fléchis et les yeux enflammés, trouvant là un ancrage à son chant en voix mixte : il plante ses notes piquées comme des poignards, délivrant son avalanche de vocalises avec un phrasé agressif mais nuancé.
En Achille, Riccardo Novaro ouvre une voix puissante et large lorsqu’il se détache de la partition, mais celle-ci se resserre instantanément lorsqu’il s’y replonge. Il cisèle un jeu muet très intéressant, déclamant les horreurs prêtées à son personnage d’un ton affable et sympathique, puis s’emportant dans la fureur calme et souriante d’un psychopathe, les yeux menaçants.
Delphine Galou et Julie Boulianne, la mère et le fils, partagent le gène (et la gêne) de la partition. Leurs airs, principalement des complaintes, sont moins portés par un bel canto vocalisant et acrobatique que ceux des autres interprètes, mais, penchées vers le pupitre, elles ne peuvent pas non plus apporter l’ampleur et la sincérité d’interprétation qui caractérise les autres incarnations. La première dispose pourtant d’aigus en velours, adroitement maniés dans les vocalises, tandis que la seconde s'appuie sur son habituel timbre doux et charnu, rondement vibré et fortement couvert dans les médiums, permettant une importante résonance. Leurs voix s’unissent joliment dans le duo clôturant l’acte I, en faisant un moment touchant, la main dans la main.
Le chef Ottavio Dantone dirige l’Accademia Bizantina depuis son clavier. Il obtient une interprétation nuancée et précise, les musiciens jouant dans un unisson parfait, piquant leurs notes d’un unique coup de scalpel. Sa direction apparaît pourtant parfois pesante : flamboyant dans les airs vifs, il ne parvient pas à transcender les passages plus méditatifs en leur donnant du relief et du lyrisme. Satisfait, le public du Théâtre des Champs-Elysées, toujours reconnaissant, réserve toutefois un tonnerre d’applaudissements debout aux interprètes.