Pour ses 30 ans, Le Concert Spirituel compose son opéra imaginaire au TCE
Louis XIV a composé une comédie et un ballet imaginaires en regroupant ses morceaux favoris. Il n'avait pas eu le temps de réaliser son opéra idéal, c'est désormais chose faite grâce à Hervé Niquet (Directeur du Concert Spirituel) et Benoît Dratwicki (Directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles).
Cet opéra imaginaire est accompagné par un voyage visuel imaginaire : tout le concert durant, une vidéo produite sur logiciel 3D et projetée en fond de scène parcourt une cité idéale habitée de personnages immobiles et poudrés, climat post-Vésuve d'apocalypse zombie. Les parlements antiques surgissent de nuages pixelisés, comme des soucoupes volantes et d'ailleurs, le parcours mènera littéralement dans la cité céleste, aux voies romaines flottant sur les nuages.
Sans estrade, comme à son habitude, Hervé Niquet chemine sur l'avant-scène en monarque inspectant ses jardins. Mais le roi éclairé sait aussi devenir dux bellorum, chef de guerre se campant bien droit pour mener ses troupes à marche forcée, "à la baguette" (mais avec ses seules mains nues : il n'a pas de baguette).
Son orchestre a la légèreté bondissante de danses irlandaises : le basson pour cornemuse, la flûte pour fifre. Le souffle délicat et riche d'un bois émerge d'amples nappes et cordes. Tout en restant juste, les cuivres enrichissent le timbre commun d'un léger grincement bouché. La phalange rappelle toute la diversité et la modernité de ce répertoire XVIIIe siècle (Le Chaos de François Rebel est une bande-son de film d'horreur). Mais l'ensemble sait aussi alterner avec de merveilleux moments mélancoliques, au sommet desquels l'ample glas de la Marche funèbre extraite d'Hercule mourant (composé par Antoine Dauvergne). Preuve de la réflexion ayant présidé au tissage musical (à défaut d'être dramaturgique) de ce programme, cette mort héroïque enchaîne sur le chœur virtuose "Quel bruit affreux se fait entendre". Ce morceau est extrait d'un autre opéra (Enée et Lavinie de Dauvergne encore), mais c'est comme s'il réagissait à la mort d'Hercule. Le demi-Dieu qui monte ensuite aux cieux, au son de quatre compositions de Rameau.
Amplement vibrée dès le début de phrase, la soprano Chantal Santon-Jeffery (qui remplace Katherine Watson, souffrante) rend aussi sensible à ses sourires mutins qu'à sa douleur profonde en s'appuyant sur le médium aigu et le souffle choral pour déployer une ligne dramatique. Sa belle tenue des lignes sur un air velouté est soutenue par les doubles notes d'un bois. Surtout, la deuxième partie du concert appartient à sa Médée de Charpentier. La magicienne y concocte de terribles potions dans un chaudron vocal qui terrifie public et chœur.
Comme à son admirable habitude, la mezzo-soprano Karine Deshayes vit la musique dès son entrée sur scène. Avant même de chanter, elle s'anime sur sa chaise, plongée dans sa partition, chantant silencieusement les airs de ses camarades. Lorsqu'elle prend le podium, elle emplit aisément la salle de ses aigus et médiums charpentés. Hélas, les airs convoquent fort souvent un grave sur lequel elle ne trouve pas l'appui.
Tout à l'inverse, c'est un registre très aigu, presque de haute-contre qui est requis de Reinoud van Mechelen, mais il y est parfaitement à l'aise avec son très beau registre de voix mixte, allégée à la mesure de la salle (certes trop allégée sur les nasales et consonnes fermées). Le timbre sied autant que le placement vocal et la délicate articulation à ce prince enamouré, chantant sa félicité avec sa princesse.
Le chœur se lève comme un seul homme sur le puissant roulement des timbales et les cuivres claironnants d'André Campra, dignes de Charpentier. Enfin, comme pour révéler l'origine et la clé musicale du programme et de ce style, le concert se referme avec la Passacaille d'Armide composée par Lully (1632-1687), le maître de l'Opéra français et de tous les compositeurs de la soirée.
Offrant presque une troisième partie de concert, voire une troisième mi-temps, l'impayable Hervé Niquet célèbre les 30 ans du Concert Spirituel avec plusieurs sketches : imitant la voix de Frédéric Mitterrand pour raconter son histoire, saluant et embarrassant ses deux filles jumelles (l'une dans le public, l'autre dans le chœur), déroulant un immense rouleau de papier à travers la largeur de la scène pour égrener tous ses remerciements. Il offre un solo à un instrument "qu'on n'entend pas quand il en joue et dont on entend s'il n'en joue pas" : la contrebasse de Luc Devanne (présent depuis la naissance du Concert Spirituel), qui interprète un "Joyeux anniversaire" caverneux et grinçant. La mélodie est reprise par l'orchestre au grand complet et tout le théâtre, ravi.