Pinocchio au Théâtre de la Monnaie, mature et cru
Pinocchio, du compositeur belge Philippe Boesmans, sur un livret d’une pièce de théâtre préexistante de Joël Pommerat, fait sa première escale à Bruxelles (réservez pour le mois prochain à Dijon), après sa création mondiale cet été en ouverture du 69e Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence (retrouvez notre compte-rendu).
« Quand j’étais enfant, j’étais aveugle. Je n’y voyais rien. »
Tout le monde connaît Pinocchio, ce jeune pantin candide, dont la perte est causée par la cruauté de l’homme, mais amené à la vie par l’amour d’un père délaissé. Originellement créé par le génial Carlo Collodi, sous une Italie révoltée du XIXème siècle, Pinocchio a d’abord fait son apparition sous la forme de petits livrets, qui furent ensuite rassemblés en un conte entier. Transformé, édulcoré pour les plus petits, c’est à l'inverse ici un pari de vérité auquel répond Joël Pommerat, incarné par un conteur, fagoté comme un Monsieur loyal en costume de cirque. Issu du théâtre Joël Pommerat connaît ce langage de l’essentiel, du nouveau réalisme à l’italienne, très Fellinien, plus proche du Pinocchio de Comencini que celui de Walt Disney.
« Ne jamais mentir, ne jamais vous mentir, ne jamais vous dire autre chose que la vérité, ne jamais dire aucun mot, aucune parole qui ne soit la plus pure et la plus étincelante des vérités. »
Sur scène, l'efficacité contemporaine et épurée dialogue avec une ambiance lourde, nuageuse. Un Gepetto en guenille, homme des rues sans le sou, est au bord de la folie solitaire. Cette solitude, il y répond en créant d’un tronc frappé par la foudre, ce Pinocchio, petit pignon de pin. Né seul d’un père, comme façonné de la glaise, Pinocchio est d’une complexité humaine. Pommerat l’a bien compris : doté du libre arbitre, traître, ingrat et menteur ce jeune pantin à l’aube de l’adolescence est un simulacre de bois. Ersatz du réel, fait du même bois dont on fait les tombes, il incarne un "memento mori" (nature morte : "souviens-toi que tu vas mourir") et laisse planer sur scène le poids d’un destin cruel. De la même façon que Gepetto a donné à son fils la possibilité du réel, Pommerat laisse au monde de Pinocchio une chance de devenir humain.
Pinocchio par Joël Pommerat (© Patrick Berger)
« On ne naît pas humain, on le devient. »
Les personnages sont complexes, réalistes et surtout contradictoires. La richesse de cette ambiguïté permet une musicalité inattendue, un champ des possibles où les instruments servent les sons du quotidien, la folie stridente et la torpeur immanente au conte. Hors de l’écriture mécanique, Philippe Boesmans a réussi le pari d’insuffler la vie à notre héros. Avec les mots chantés, incisifs et l’écriture rythmée de Joël Pommerat, un dialogue silencieux se noue. Les non-dits et les finesses sont incarnés par l’opéra, d’une subtilité à couper le souffle. Tout sonne juste.
« ce que l’on dit, c’est ce que l’on ne dit pas »
L’orchestre de Pinocchio dirigé par Patrick Davin, composé des essentiels, brille par sa construction organique, en accord total avec les sons du réel. Cette force chromatique, délicate, hybride empruntée à Nino Rota et Monteverdi, entre authenticité plébéienne et puissance patricienne livre un résultat inattendu. La partition se rattache aux archétypes émotionnels de l’opéra, mais tout cela s’organise par phrases. Coupé en 23 scènes, très diverses, les influences de la musique sont palpables, et le caractère universel du propos alimente cette archive musicale infinie : de la musique parodique de cabaret américain, celle des Balkans, en passant par le cinéma italien, la musique baroque de Lully…
Une fugacité qui souligne la schizophrénie, le manque d’attache de Pinocchio, où la seule douceur est celle de la fée bleue, seule figure maternelle dans le conte originel, incarnée par Marie-Eve Munger, soprano colorature. Sa voix lyrique, riche et subtilement ornementée, sa présence douce et délicate rappelle celle d’une mère aimante. Dans cette pièce sombre, elle dénote par sa présence blanche et élévatrice avec une maîtrise totale des aigus, au delà du réel.
Pinocchio par Joël Pommerat (© Patrick Berger)
Autre personnage marquant de la pièce, la sulfureuse et décadente chanteuse de cabaret Julie Boulianne, qui, avec une voix suave et chaude, enivre le bar ou les hommes viennent se perdre. Son jeu très cinématographique proche d’une Doris Day, grise à la limite de la folie.
Face à la douceur des femmes, celle du père, joué par Vincent Le Texier, baryton-basse, ancré dans le personnage dramatique du maître d’école, aimant et compatissant offre une articulation parfois difficile pour sa voix essoufflée, mais qui correspond à merveille à son statut.
Vincent Le Texier et Chloé Briot - Pinocchio par Joël Pommerat (© Patrick Berger)
Le spectateur se souviendra de la magnifique voix du pantin, adolescent régressif et touchant, personnifié par la jeune Chloé Briot qui prouve une très belle capacité à jongler entre le parlé-chanté, habillée en jeune voyou capuché, voix perçante et hachée, efficace.
Omniprésent, le baryton Stéphane Degout incarne pleinement tous ses personnages, toujours en noirceur, de l’escroc au directeur de cirque avec une puissance et un charisme rare. Directeur de la troupe, il emporte par son intelligibilité impressionnante et une forte capacité d’interaction avec l’orchestre. Son acolyte Yann Beuron, tout aussi charismatique, indique une belle compétence à incarner plusieurs êtres avec brio. Des rôles ténor mais toujours sombres, du marchand d’ânes au juge, le spectateur pourra lui attribuer un statut plus proche de l’acteur que du chanteur.
Stéphane Degout - Pinocchio par Joël Pommerat (© Patrick Berger)
Très belle surprise, la présence d’un trio, musiciens de scène, menés par Fabrizio Cassol au saxophone, Philippe Thuriot à l’accordéon et Tcha Limberger au violon, qui jouent des airs tziganes en accord avec l’Orchestre symphonique de la Monnaie. D'aucuns regretteront peut être la « trop efficace » écriture de la pièce par Joël Pommerat, où certains mots se perdent de réalisme, trop proches des banalités quotidiennes. Peut être eut-il pu en dire moins, laisser la présence des acteurs-chanteurs dialoguer en silence avec la rarissime subtilité de cet orchestre, de cette musique.
Pinocchio par Joël Pommerat (© Patrick Berger)