Ian Bostridge à Bruxelles, entre Weltschmerz et Spleen
« J’ai pleuré en rêvant, car j’ai rêvé que tu gisais dans ta tombe. J’ai pleuré en rêvant, car j’ai rêvé que tu me quittais. J’ai pleuré en rêvant, car j’ai rêvé que tu m’aimais encore ; je me suis éveillé et mes larmes coulent toujours » (Ich hab' im Traum geweinet, Heinrich Heine)
Ian Bostridge (© DR)
Ténor confirmé et passionné de poésie romantique Allemande, Ian Bostridge prend place humblement sur scène, et s’accoude au piano de Julius Drake, silencieux. Avec son allure british, d’une nonchalance élégante, il attend les premières notes qui le feront basculer dans le passé, celui d’une âme délaissée et meurtrie chantant son amour perdu au cœur d’une nature solitaire.
« Es Träumte mir » (J'ai rêvé)
Julius Drake marque ses premières touches, et ouvre la voix au ténor pour le premier recueil de textes chantés, de Johannes Brahms. Une rare subtilité, une couleur de voix presque transgenre, entre la finesse et les aigus d’une femme, et la puissance étouffée d’un homme meurtri d’amour. Ian Bostridge peint avec un allemand incisif l’universalité de la confession solitaire, de la torpeur violente d’un mauvais songe. Enfin, une profondeur qui ne se veut pas de la performance des aigus (d'une impressionnante clarté et justesse), mais se rapproche également des râles graves et sombres.
Plus sensible et baroque que Dietrich Fischer-Dieskau, Ian Bostridge s’approprie et embrasse l’héritage de Brahms qui se veut au service de la poésie. Plus proche du cœur de chambre que de l’opéra, le spectateur peut apprécier cette intimité rare et se laisser porter par ce conte musical. Le silence, la respiration, les pleurs, tout prend forme dans la finesse. Moment marquant, l’interprétation du Lied de Brahms « Der Gang Zum Liebchen » (Le chemin vers la bien-aimée) fait tourner la tête avec un rythme de valse. Julius Drake exécute d’une souplesse rapide et d’une acuité prodigieuse la folie du ténor.
« Dichterliebe » (Les amours du poète)
Ian Bostridge se transforme pour Schumann, son corps plus expressif encore dessine un décor moins solitaire, se rapprochant des forets nordiques, de la noblesse violente du silence et de la douceur imagée d’une femme. Incarnant le jeune romantique du peintre Levasseur, le Lied fait face à la nature avec pour seul éclat une voix intérieure. La complicité entre Julius Drake et Ian Bostridge est rare. Un réel dialogue se joue entre la tessiture du ténor et la finesse du pianiste, la musique apaisant les mœurs.
Julius Drake au piano devient la personnification de la nature environnante, tant silencieuse et délicate que martelante et impulsive. Le spectateur assiste à la pénitence rythmée d’un mal universel et touchant, avec pour compagnie la mesure fidèle au piano d’une nature simple, cadencée et violente.