Une Norma désenchantée à Genève
Le Grand Théâtre de Genève présente Norma mis en scène en juin 2002 à Stuttgart, par Jossi Wieler et Sergio Morabito, reprise ici par Magdalena Fuchsberger. Une production qui déplace l'action dans l'espace et dans le temps, loin de la forêt druidique originaire, du temps de l'occupation romaine de la Gaule, vers les années 1940, dans une sorte de temple non identifiable avec ce qui finit par ressembler à une « secte » des « ex-gaulois », incluant donc les chœurs vêtus de simples costumes de ville, avec pour certains hommes des linges blancs barrant leur torse et recouvrant leurs têtes. Les romains ont eux de grands manteaux de cuir, évoquant les collabos français de la seconde guerre mondiale. Une secte sur laquelle régnerait une famille (Norma d'abord, secondée par son père Oroveso), secte dotée de rituels (une sorte de « dépouille », couverte d'un drap, jamais vraiment montrée, sur un brancard, exhibée régulièrement) ne conservant de « gaulois » que le gui et la serpe. Les hommes de cette peuplade non désignée sont particulièrement violents avec les femmes qui sont bousculées ou mises « au coin ». Ce "non"-lieu semble être aussi celui où réside la famille (Norma, ses deux enfants illégitimes et sa servante Clotilde). Le jeu d'acteurs est à l'unisson du visuel.
La musique transcende ce texte, émouvant puissamment, car les passions mises en jeu sont des passions torrides, des passions de géants, engageant dans les affres d'amours contrariées, la vie même des protagonistes. La vie, l'amour, la mort. Cela devient alors « universel », en ce sens que ces passions archétypales nous concernent éminemment et que nous les vivons ici par procuration, avec délices, portés par les pages parfois sublimes de la partition. Cette mise en scène « réaliste » d'un rituel anthropologique de vie et de mort représente visuellement les grands et lents mouvements des passions déployées, avec des corps qui bougent comme dans la « vraie vie » et un système de mimiques expressives que le public identifie.
Norma, au delà de l'absence du « folklore » gaulois et druidique (pourtant abondamment illustré dans le programme), est une femme de pouvoir, prise entre les devoirs de sa fonction (elle est la prêtresse suprême de la tribu) et ses amours coupables (elle aime un romain, un ennemi donc, dont elle a déjà eu deux enfants -particulièrement bien dissimulés !).
Menant donc une double vie, elle ménage par son pouvoir celle vécue en secret. Cependant, elle souffre de la désaffection qu'elle pressent de la part de son amant Pollione, le Proconsul romain. Celui-ci, entr'aperçu, confirme être épris désormais d'Adalgisa, une jeune prêtresse (vierge) du même temple. Le ténor Rubens Pelizzari fait ici entendre sa très belle voix, sonore, large (parfaitement calibrée pour le rôle), avec une manière de chanter assez « virile » même s'il est capable de nuances. C'est un personnage retors, qu'il assume dans toutes ses facettes jusqu'à la rédemption finale.
Lors d'un rituel où elle va empêcher la révolte des siens, Norma paraît. C'est « le » moment attendu, Casta diva, « la » grande scène où triompha en son temps Giuditta Pasta, la créatrice du rôle. Alexandra Deshorties entre alors et revêt sur sa pauvre robette noire une tunique de prêtre catholique pour entonner la scène. La voix est belle : beau grave, beau medium, belle largeur, agilité efficace, beaux piani et pianissimi, engagement musical et artistique réel (y compris jusqu'à loyalement épouser avec zèle les exigences de la mise en scène). C'est donc une artiste probe, forçant le respect, mais ne suscitant pas l'admiration pour autant, car au delà d'une certaine raideur et sécheresse scénique qui pourrait s'oublier (car la voix n'est pas froide), elle semble affectée d'un réel problème : toutes les notes chantées en forte ou fortissimo, au-dessus du la sont forcées et tirées, parfois basses, détimbrées (parfois droites), arrachées ou hurlées, dénotant constamment par leur rudesse avec la dynamique en cours. Cela lui interdit également les suraigus conclusifs traditionnels. Alliée aux partis pris de la mise en scène, cette production vocale fait percevoir Norma comme une manipulatrice, détestable, inconstante.
Adalgisa paraît ensuite, quémandant auprès de Norma (sa « supérieure ») la permission de rompre ses vœux car elle est amoureuse. Celle-ci y consent, et découvre ensuite que c'est de Pollione dont il s'agit. Le trio final de l'Acte I, d'une grande violence (très réussi musicalement), rebat les cartes. Adalgisa qui ne veut plus de cette liaison-union est incarnée par Ruxandra Donose, belle et sage mezzo-soprano, honnête avec une jolie voix et un bel engagement.
L'une et l'autre chantent bien la belle scène avec duo « O rimembranza ». Après maints retournements de chacun et chacune, un autre beau duo « Mira O Norma
L'Orchestre de la Suisse Romande assure son office sous la direction jamais saillante de John Fiore (ni densité, ni excès, ni poésie), alors que les Chœurs (bien préparés par Alan Woodbridge) sont eux parfaits.