Bach/Berio par Currentzis ouvre le Festival de Saint-Denis 2017
La Basilique de Saint-Denis, lieu gothique chargé d’Histoire où sont enterrés les Rois de France, est un espace en soi théâtral et son chœur est déjà finement éclairé lorsqu’entre le Musicæterna Chorus, le chœur de l’opéra de Perm (une grande ville russe de la région de l’Oural), dirigé par Teodor Currentzis qui l’a fondé en 2011. Une trentaine d’ombres hiératiques s’installent symétriquement de part et d’autre de l’orgue positif : des ombres car tous, hommes et femmes, sont vêtus de longues tuniques noires évoquant des figures religieuses. Seuls deux violoncelles et deux contrebasses, placés eux aussi symétriquement, accompagneront les voix dans la première partie du concert consacrée à trois magnifiques Motets de Jean-Sebastien Bach (le BWV 225, le BWV 229, puis le BWV 227). Ces motets ont été composés autour des années 1720-30, à la mémoire de défunts, sur des textes de grande ferveur associant des chorals et des écrits bibliques choisis par Bach. Ils se caractérisent par au moins trois points : la présence d’un double chœur, ce qui explique la disposition scénique, une économie extrême pour ce qui est de l’accompagnement instrumental, une virtuosité éclatante de l’écriture qui associe dans une visée dramatique tous les moyens de la polyphonie.
Musicæterna Chorus (© Festival de Saint-Denis / Ch. Fillieule)
Dès l’entrée du premier motet, l'assistance remarque un fort engagement physique du chef, auquel correspond un même engagement, corporel et vocal, des chanteurs. Les voix sont homogènes, les attaques nettes avec des consonnes marquées, les phrases extrêmement ciselées, comme pour faire contrepoids à la grandeur acoustique de la Basilique. Le dispositif symétrique, beau en soi, devient évident à travers les jeux de spatialisation très réussis entre les deux chœurs. L’ensemble vocal continue avec le motet BWV 229, à l’ouverture théâtrale avec ses imprécations impressionnantes, qui devient véritablement envoûtant dans les parties à trois temps où Teodor Currentzis et ses chanteurs aménagent des contrastes de nuances des plus raffinés, utilisant ici les spécificités acoustiques du lieu qui porte le moindre murmure.
Vient enfin le BWV 229, peut-être le plus étonnant des trois motets par ses contrastes, d’une texture parfois hachée et dramatique, parfois au contraire irrésistible dans sa douceur. Les séquences de voix aiguës, accompagnées à l’orgue positif sont d’une poésie rare, sculptées dans la nuance piano mais cependant toujours précises, bien dessinées tant du point de vue du texte que des vocalises. D’une grande expressivité, cette première partie permet de goûter à la magie de l’écriture chorale, portée ici à son sommet par Bach et que le Musicæterna Chorus, entraîné par Teodor Currentzis transmet avec un haut niveau de spiritualité.
Teodor Currentzis (© Festival de Saint-Denis / Ch. Fillieule)
Sans véritable entracte, le changement de plateau se fait très vite et un fait notable se remarque tout de suite : à la place centrale, l’orgue positif est remplacé par le grand piano de concert. Les longues robes noires des chanteurs sont remplacées par des tenues de concert, signe du changement d’époque puisque cette seconde partie est consacrée à Coro de Luciano Berio, mais aussi sans doute le signe d’un passage du monde du sacré à celui du profane. Écrite en 1976 en un seul gigantesque mouvement, la pièce Coro est un immense montage, aussi bien de textes que de techniques musicales empruntées à la culture populaire, intégrée ici à la plus savante des écritures. Les textes proviennent de nombreux pays et ont été pour la plupart traduits. Les techniques musicales -solo, duo, polyphonie, hétérophonie- proviennent aussi de nombreuses régions du monde. Après les chorals de la communauté protestante transcendés par Bach, c’est à nouveau à un chœur universel, mais profane et étendu à la surface de la Terre, que fait penser Coro. Dans cet immense chœur polyglotte, les chanteurs ne sont plus soudés en pupitres mais dispersés dans l’espace : chaque individu forme maintenant un duo avec un musicien. Lorsqu’un chanteur se dresse et entame un solo, accompagné d’un instrument, l'auditeur assiste alors -et cela est magique- à l’émergence d’une individualité, d’un timbre soliste enrichi et raffiné par son ombre instrumentale. La même présence physique du chef et des chanteurs est accentuée par l’engagement du Mahler Chamber Orchestra qui transmet avec finesse l’incroyable palette sonore de la composition de Berio.
© Festival de Saint-Denis / Ch. Fillieule
Il y a dans cette œuvre des tutti d’une force rare, sous forme de grands accords résonants ou des textures rythmiques issus des polyphonies africaines qui remplissent la Cathédrale, parfois avec une sonorité inquiétante, jusqu’à clouer le spectateur sur son siège. C’est que la mort, comme dans les Motets de Bach, est présente ici et son ombre plane. Elle n’est pas, comme dans les Motets, évoquée à travers l’hommage aux défunts, mais elle est ici la triste menace liée à la violence des hommes. En effet, régulièrement, et de plus en plus présent, apparaît le texte principal de Coro, toujours écrit en tutti. Il s’agit d’un poème du chilien Pablo Neruda : « Vous demanderez pourquoi cette poésie ne nous parle-t-elle pas de rêves, de feuilles, de grands volcans du pays natal. Venez voir le sang dans les rues (Venid a ver la sangre por las calles) ». Après tous les duos rêveurs, tous les refrains venus du bout du monde, tous les tutti dansants admirablement menés durant près d’une heure par Teodor Currentzis, c’est cette phrase qui demeure à la fin, lancinante, jusqu’à n’être plus que murmurée toujours avec la même précision et la même intensité par l’ensemble vocal. Du sacré au profane, du baroque au contemporain, de l’ensemble homogène au groupe de chanteurs individués, le chœur comme communauté spirituelle est au centre de cette soirée, une spiritualité polymorphe magistralement incarnée par les interprètes et celui qui les dirige.
Découvrez notre compte-rendu Mozart / Messiaen en ce même lieu, deux jours plus tard.