Un Chevalier à la Rose tout en Sehnsucht
Les mises en scène classiques qui n'interprètent le livret qu'au premier degré sont souvent difficiles à commenter. La mise en scène d'Otto Schenk pour l'Opéra d'État de Vienne (Wiener Staatsoper) est pourtant d'une richesse inattendue. Elle repose sur deux éléments de l'œuvre. D'une part son livret, d'autre part son contexte de création.
Otto Schenk (© Manfred Werner - Tsui)
Le livret d'Hofmannsthal s'inspire des Amours du chevalier de Faublas de Jean-Baptiste Louvet de Couvray, auteur français contemporain de Beaumarchais - ce dernier dont s'est inspiré Mozart pour Les Noces de Figaro. L'œuvre originale est un roman libertin très sage. Comme le dit l'Académicien français René Rémond (1918-2007), il y a dans ce roman de Louvet "une veine légère, frivole, dont le libertinage côtoie sans cesse l’érotisme sans y sombrer jamais : les héros n’ont en tête qu’aventures galantes, les situations scabreuses se reproduisent à tout endroit, mais les choses ne sont jamais menées jusqu’à leur extrémité. Sensualité à fleur de peau, dévergondage d’imagination, atmosphère chargée de sous-entendus et surtout un trait voluptueux qui semble dérobé à Moreau le Jeune ou à Fragonard." C'est exactement dans cet esprit que s'inscrit la mise en scène de Schenk. Il ne s'agit pas de choquer, mais plutôt, en étant sage, de surprendre.
Le Chevalier à la Rose est créé par Richard Strauss en 1911. À la même époque, la modernité fait bruyamment irruption dans l'art. En 1907, Picasso peint Les demoiselles d'Avignon, en 1910 c'est l'érection de la modernité en plein cœur de Vienne avec la Loos Haus, quelques années plus tard en 1913, Stravinsky crée Le Sacre du Printemps au Théâtre des Champs-Élysées. Strauss lui-même, reconnaît qu'après Wagner il n'est plus possible de composer la musique comme autrefois. Et pourtant, quoique moderne, le compositeur propose une musique inscrite dans le passée, plus proche peut-être de Mozart que de Wagner. Le Chevalier à la Rose laisse percevoir une certaine nostalgie, d'un âge disparu pour toujours. En allemand, il y a un mot pour désigner ce sentiment, tout à fait intraduisible en français : la Sehnsucht.
La Sehnsucht est à la fois le désir ardent, une nostalgie, une langueur, une impatience. Tous ces états d’âme passionnels que l'allemand fait résonner en ce seul mot. C'est une nostalgie, une mélancolie tournée vers le futur et mêlée d’avance d’un regret pénible. L'amant reste résolument inaccessible et le bonheur est inatteignable.
Dans cet opéra, la Maréchale voit son amant partir et son monde disparaître. En 1911, l'Empire des Habsbourg vit ses dernières années et Strauss place son œuvre dans l'Autriche déjà bien révolue de Marie-Thérèse. Dans son flot musical ininterrompu, ses valses anachroniques, Strauss exprime le désir de faire entendre non pas le siècle de Marie Thérèse comme il a été, mais plutôt comme on imagine qu'il aurait dû être. La mise en scène d'Otto Schenk rend parfaitement cet état d'esprit, sans doute éloigné de la réalité historique, mais qui propose une image rêvée de ce siècle passé. La Sehnsucht est donc bien partout, dans le contexte de création, dans la musique, dans le livret et enfin dans la mise en scène.
Les spectateurs parisiens connaissent Le Chevalier à la Rose grâce à la mise en scène d'Herbert Wernicke. Elle est également figurative mais au lieu de vrais décors, ce sont d'immenses miroirs qui reflètent l'intérieur aristocratique de la société autrichienne du siècle de Marie Thérèse. Nul n'accède donc à ce monde en soi mais par son image, par la médiation du miroir, comme si véritablement ce monde était tout à fait inatteignable. Les deux mises en scène à Paris et à Vienne proposent donc finalement des lectures semblables de l'œuvre.
L'Orchestre de l'Opéra d'Etat de Vienne est dirigé avec énergie par Sascha Goetzel. Avec force, il rappelle parfois le Strauss de Salome et d'Elektra.
Sophie Koch, travestie en Octavien (© Michael Poehn)
Octavien est chanté par la soprano française Sophie Koch, avec un appréciable et léger accent autrichien pour sa bonne diction : son articulation très claire rend son allemand tout à fait limpide. Son jeu est parfois un peu maniéré, mais cela convient au rôle souvent travesti d'Octavien. Avec son timbre chaleureux et son souffle assuré, elle emporte le Staatsoper qui l'applaudit généreusement. Sa technique musicale enfin, très poussée et très agile, rappelle qu'elle est l'une des chanteuses les plus remarquables parmi nos compatriotes.
La maréchale remplaçante : Linda Watson (© Michael Poehn)
Linda Watson remplace Angela Denoke souffrante. Il s'agit d'une prise de rôle réussie pour cette Maréchale, plus impressionnante au troisième acte qu'au premier. Son timbre chaud et sa technique assez agile auraient pu emporter un jeu scénique plus convaincant. Le Baron Ochs auf Lerchenau est campé par Peter Rose, sombre, au volume certain. Impressionnant en souffle, il joue avec vigueur et humour grâce à une diction claire de la langue allemande.
Peter Rose (© Michael Poehn)
Daniela Fally est une Sophie jeune et pleine de fraîcheur. La mise en scène lui impose un jeu timide mais qu'elle incarne de manière convaincante. Sa technique agile et son timbre aigu et pénétrant lui valent des applaudissements soutenus. Le Faninal de Jochen Schmeckenbecher est sûr de lui mais peine peut-être à s'imposer au milieu des très nombreux personnages secondaires. Un souffle plus riche aurait mieux porté sa technique pourtant éprouvée. Le Staatsoper propose donc un très agréable Chevalier à la Rose à recommander chaleureusement.
Daniela Fally (© Michael Poehn)