Gabriel Yared à l’honneur à Radio France : 40 ans de musiques de film
Rares sont les compositeurs français de musique de films à avoir été récompensés d’un Oscar. Gabriel Yared fait partie de ce cercle très restreint, au sein duquel figurent également Maurice Jarre, Michel Legrand, George Delerue, Ludovic Bource et Alexandre Desplat. Le concert sans public proposé par Radio France, avec Gabriel Yared au piano et l’Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction de Dirk Brossé, offre aux auditeurs un aperçu de la large palette musicale du compositeur français.
Les partitions contemplatives et romantiques, teintées d’une profonde mélancolie, tiennent la part haute du programme. La musique de Camille Claudel (film réalisé par Bruno Nuytten en 1988), fortement influencée du propre aveu de Gabriel Yared par la Dixième Symphonie de Mahler et La Nuit transfigurée de Schoenberg, entraîne l'auditeur dans un lyrisme exacerbé, où les aigus tourmentés des violons dialoguent avec les graves sombres des violoncelles. Dans la bande originale du Patient anglais (Anthony Minghella, 1996), ce sont les cuivres réconfortants qui viennent soutenir des cordes passionnées, le tout guidé par un basson mélancolique.
Les extraits interprétés font également découvrir l’influence du jazz dans l’œuvre de Gabriel Yared. C’est particulièrement vrai de la partition de 37°2 le matin (Jean-Jacques Beineix, 1986), où le saxophone de Lewis Morison, au son intense et sensuel, plonge dans une ambiance jazzy, qui conviendrait parfaitement aux images d’un lever de soleil sur Manhattan. Les sonorités se font également sentir, quoique de manière plus discrètes, dans la bande-son de L’Amant, page délicate relatant la naissance de la passion amoureuse, de laquelle surgissent, au milieu d’une harpe délicate et de nappes de violons cotonneuses, quelques notes de piano jazzy.
Grand amateur de musique classique, Gabriel Yared n’hésite pas non plus à rendre hommage à ses maîtres dans ses œuvres. C’est le cas dans Le Patient anglais, pour lequel il a composé un prélude élégant à la manière de Bach, ou bien encore dans la partition du ballet Raven Girl, chorégraphié en 2013 par Wayne McGregor, ritournelle légère où se sent l’influence de Mozart, interprétée ici avec malice par la pianiste Suzana Bartal, offrant un joli moment de complicité avec l’orchestre.
Compositeur sans frontière, Gabriel Yared s’aventure du côté de la musique argentine avec La Lune dans le caniveau (Jean-Jacques Beineix, 1983). Il interprète ici un tango pour grand orchestre, où le bandonéon mystérieux et lascif de Juanjo Mosalini dialogue avec un violon solo, interprété avec passion par Nathan Mierdl, aux accents quasi tsiganes.
Le concert est également l’occasion de découvrir des pages inédites. Comme cet extrait de la bande-originale de Troy (Wolfgang Petersen, 2004), péplum hollywoodien à grand budget, pour lequel la musique du compositeur n’a finalement pas été retenue. Une décision surprenante à l’écoute de cet extrait, censé accompagner le sac de la ville de Troie, page martiale dans laquelle les cuivres guerriers sonnent l’attaque, soutenus par des percussions tonitruantes. Une page aux antipodes d’une autre pièce restée inédite, Adagio for an unreleased film, passacaille grave et majestueuse inspirée de Bach.
Pour ses deux interventions, la jeune soprano Héloïse Poulet, repérée il y a quelques années par le compositeur, livre une prestation réussie, sans souffrir de la comparaison avec les deux voix singulières qui l’ont précédée à l’écran. Dans « Lullaby for Cain », berceuse lugubre et mélancolique initialement chantée par Sinéad O’Connor pour le film Le Talentueux Mr Ripley (Anthony Minghella, 1999), la voix cristalline et délicate de la soprano alterne subtilement moments de grande douceur et de fureur. Elle débute avec un filet de voix presque imperceptible, sur le fil, égrenant les notes suraigües avec une fragilité touchante. Mais très vite les instruments s’emportent, et la voix est submergée par l’orchestre, ne parvenant à s’en extirper pleinement que lors de l’apothéose du morceau, la prononciation du nom de Caïn, dans un cri déchirant.
Héloïse Poulet fait le grand écart stylistique pour son deuxième passage sur scène, où elle interprète « La Complainte de la vieille salope », chanson humoristique interprétée par Catherine Ringer dans Tatie Danielle (Étienne Chatiliez, 1990), un grand numéro démonstratif qui se rapproche davantage de l’univers de l’opéra. La soprano livre une prestation certes moins grandiloquente que la chanteuse des Rita Mitsouko, qui jouait la diva à cœur joie sur ce morceau, mais cela permet à l’interprétation de gagner en élégance et en puissance vocale. Héloïse Poulet fait montre d’une grande expressivité dramatique et d’une belle longueur de souffle, exhibant avec fierté ses aigus perçants et son vibrato rieur, offrant de splendides vocalises.
Autant de pages musicales qui permettent de saisir l’univers de Gabriel Yared, porté ici par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, sous la direction précise et passionnée de Dirk Brossé, dont les musiciens prouvent une fois encore qu’ils sont capables de tout jouer, rappelant les nombreux ponts existant entre la musique classique et la musique de films.