Ecce Homo : la Passion du Christ selon Frédéric Ledroit
Cette Passion du Christ selon Saint-Jean pour grand orchestre, chœur et cinq solistes, est avant tout une formidable aventure humaine. La diffusion sur CD de cet oratorio est l’aboutissement, après maintes péripéties, de la création de cette œuvre à Ludwigshafen (Allemagne) un an plus tôt, le 7 juillet 2018, par la Philharmonie d'État de Rhénanie-Palatinat sous la baguette de Robert Reimer et le Chœur de chambre de l’Europe préparé par le chef basque Iñaki Encina Oyón. Il s’agit de l’enregistrement de cette première mondiale qui comprend les cinq chanteurs solistes suivants : Cristina Obregón, Gaëlle Malada, Clara Pertuy, Alessandro Rinella et Bernard Causse.
L’œuvre fait forte impression à première écoute, tant la complexité et la densité de la partition, la maîtrise des textures et des volumes et l’émotion de l’auditeur qui ressort de ce premier contact attestent d’un art fort abouti et d’une inspiration rare. Frédéric Ledroit s’empare ainsi avec une étonnante ambition du thème de la Passion, né lui-même de contrastes saisissants entre une atmosphère de paix et de sérénité (c’est le dernier discours de Jésus parmi les hommes) et le caractère violent des faits. Le Prélude augure d’une expérience orchestrale programmatique : la douceur musicale qui s’y exprime, tantôt inquiète en demi-teinte, parfois plus menaçante en surimpression, est finalement à l’image textuelle que délivre l’apôtre Jean, sans violence ni excès dans ses descriptions et commentaires (au contraire de Luc par exemple), face à des situations qui, en elles-mêmes, relèvent de la plus haute intensité dramatique. En ce sens, le récit de Jean de cet épisode de la Passion (ici chanté, et c’est notable, dans une traduction française) se prêtait peut-être plus que d’autres, par ses mêmes contrastes, à une expression musicale contemporaine qui se nourrit de ces clairs-obscurs. C’est avant tout l’orchestration qui induit la gravité dramatique de l’œuvre (comme l’illustre le crescendo de l’intermède orchestral), les chanteurs apportant un surcroît d’émotion et de tensions à certains moments clés.
L’originalité majeure de l’écriture du compositeur consiste à faire successivement résonner la voix de l’évangéliste, au cours de l’œuvre, à travers celles des trois chanteuses : de la plus grave (la contralto) vers la tessiture intermédiaire (la mezzo-soprano), jusqu’à la plus aiguë (la soprano), dans un passage de témoin qui mène progressivement de la terre des Hommes aux cieux divins ou, si l’on préfère, de l’Enfer de la trahison, de l’injustice puis des souffrances physiques au ciel aérien des mystères évanescents de la Passion.
La voix de la contralto française Clara Pertuy surprend : la gravité dramatique, emplie de crainte et de suspicion (« le traître Judas est de leur côté »), se trouve en écho d’une gravité tonale à l’ambitus large (cette chanteuse est d’ailleurs plutôt répertoriée comme mezzo). Elle ne rechigne pas en effet à gravir les notes les plus aiguës avec facilité et légèreté. Sa diction est claire et audible, facilitée par le fait qu’elle chante dans sa langue maternelle, comme c’est aussi le cas de sa compatriote Gaëlle Malada. La voix de mezzo de cette dernière, qui prend le relais de Clara Pertuy dans le récitatif, est haute et brillante, presque lustrée, bien posée. L’articulation est ouverte, favorisée par un ample vibrato. Une respiration maîtrisée profite aux phrases les plus longues. C’est enfin la soprano espagnole Cristina Obregón qui clôt cette narration sous forme de relais dans un français parfaitement compréhensible. Agile et souple dans les mouvements amples et lents de son phrasé, cristalline et lumineuse dans son timbre, sa voix traduit, dans une très juste mesure d'emphase vocale, sobre, très loin de toute ostentation mais avec tout de même un sens certain du drame, l’agonie silencieuse de Jésus parmi les hommes, puis son enterrement, en accord avec l’absence d’excès stylistique caractéristique de l’écriture du texte de Jean.
Le ténor italien Alessandro Rinella n’a pas la tâche facile en assumant pour sa part les rares interventions de Jésus, brèves mais toujours denses dans leur formulation, déclamées avec la sérénité qui sied au personnage (« c’est moi ») ou avec la résignation tragique en accord avec la situation (« Tout est fait »). Dans cette interprétation, la voix, nasale et linéaire (en phase avec l’esprit de la partition), s’acclimate avec la douceur de Jésus. C’est moins le caractère divin du Christ que l’humanité de Jésus qui est exprimée. Dans l’interprétation, la ligne mélodique reste un peu tendue et fera peut-être regretter que certains sons vocaliques n’aient pas toute la correction nécessaire dans leur articulation pour être parfaitement audibles (« Rengaine ce glaive »).
Bernard Causse profite de la plasticité de ses intonations de baryton en interprétant Pilate, auquel il donne toute la gravité nécessaire : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Malheureusement, certaines de ses interventions ont tendance à être un peu couvertes par la puissance de l’orchestre rhénan.
Le chœur enrichit la prestation vocale de cette Passion tant sa portée de personnage collectif, secondant les récitatifs, lui donne un rôle de premier ordre. Les membres interprétant Caïphe, la Gardienne, Pierre, le Garde qui siffle Jésus et le Serviteur du Grand prêtre assument leur rôle avec conviction et justesse dramatique.
En définitive, cet oratorio des temps modernes, à la fois exigeant et exaltant dans son écoute, conte une aventure humaine atemporelle susurrant, par la profondeur et la mystique de la partition à l’œuvre et l’enchevêtrement subtil des voix, que tout être humain est en Jésus et que Jésus est aussi, et peut-être dans le même temps, en tout être humain.