La Chauve-Souris à l'Odéon de Marseille : Vienne et Champagne même confinés pour les Fêtes
La Chauve-Souris rejoint ainsi les spectacles sauvés (besoin vital pour les maisons, les artistes et les spectateurs) en streaming. Et à l'image du Bal Masqué de Verdi récemment à Madrid ou de La Bohème à Marseille (vidéo et compte-rendu), le choix de cet opus (fait bien avant la découverte du Covid-19) résonne en clin d'œil avec la situation actuelle : cette Chauve-Souris contribue en effet à réhabiliter ce pauvre animal (même s'il est étroitement lié aux souches de Coronavirus). Mais foin de ces soucis et tracas : l'opérette viennoise est ici servie (dans sa version française : chants et dialogues) dans un esprit festif. L'œuvre est en effet basée sur Le Réveillon d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy et célèbre (notamment) les délices de la vie, culminant sur le grand air du champagne.
Tel le conteur de Noël, le metteur en espace (grand habitué des lieux) Jacques Duparc narre lui-même dans son fauteuil et à la lumière des bougies les différents épisodes de l'intrigue : introduisant ainsi différentes sections filmées (et permettant de concentrer l'œuvre d'environ moitié, en une heure et demie). Dans son plateau épuré et distancié (quelque chaises et tables devant les musiciens et les lumières en fond de scène : rouges sur l'ouverture puis bleues), cet hôte est en costume comme chacun des personnages qui se présentent au public via la caméra, dans la grande tradition des émissions Au Théâtre ce soir. Cet esprit de l'opérette et du boulevard se distille tout au long de la soirée, dans l'énergie et la dynamique générales : tous et toutes sont cabots et mutines, sans oublier d'être lyriques. Cet enthousiasme va jusqu'à tendre un peu les voix, mais dans une animation générale indispensable pour jouer ainsi avec une telle énergie, pour les caméras, devant une salle vide.
La richesse de l'histoire contée dans cette opérette viennoise (genre faussement léger) intègre aussi sa part de cruauté, et il en va de même pour cette version. Il n'a pas été nécessaire de changer une ligne du texte pour que le concert parle aussi de la pandémie, en montre les effets. Les musiciens sont épars et espacés, par la distanciation sanitaire et même des parois de plexiglas : de fait, comme trop souvent, l'art doit surmonter les défis qu'il s'est imposé en respectant les règles mieux qu'ailleurs. L'Orchestre de l’Odéon sous la baguette de Didier Benetti relaye par le jeu toute l'énergie et l'engagement de la maison pour sauver ce concert, avançant avec opiniâtreté vers un défi impossible : rendre avec une poignée de musiciens écartés les uns des autres les immenses vertiges sonores produits par le grand orchestre prévu dans cette œuvre. Les musiciens transforment ainsi en danses de chambre avec des timbres bien différenciés les valses de salles de bals et cataractes orchestrales. Dans le même esprit, la réalisation sonore et visuelle improvise pour limiter les soucis techniques, tente de s'éloigner et de s'approcher à la fois des voix (qui passent du jeu aux élans lyriques) et des corps (toniques et remarquablement mobiles en ces temps de corsets sanitaires).
Julia Knecht (incarnant la soubrette Arlette, nommée Adele dans la version allemande) ouvre d'emblée le bal vocal par un puissant aigu lyrique qui lance une grande vocalise, fort impressionnante. Sa voix chante ainsi l'émerveillement à l'idée de faire la fête. Le volume s'épanouit sur un souffle soutenu, mais le cœur de phrase bouge certes un peu avec le vibrato qui se détend pour se différencier des aigus striés. Sa maîtresse Caroline (Rosalinde en allemand) jouit du grand investissement scénique et vocal de Jennifer Michel. Imposant le volume vocal et l'abattage scénique d'un grand lyrisme, elle projette un corps de voix et des aigus qui dominent toute la captation (mais qui ensuite se tendent et se distendent).
Florian Laconi dans le premier rôle masculin Gaillardin (Gabriel von Eisenstein) déploie toute sa présence dans ce répertoire comme il le fait dans les autres. La voix lyrique et projetée sert l'incarnation et la diction, le phrasé de la parole comme du chant. La fausse légèreté du style l'invite même à de folles projections vers les aigus, certains très soutenus d'autant éclatants (sans pourtant perdre justesse ou contrôle). Ce gaillard s'entend fort avec son ami notaire et fait des étincelles avec son avocat. Philippe Ermelier en Maître Duparquet (car il est notaire, nommé en allemand Dr Falk) renvoie à son compère de duo son énergie et sa puissante projection vocale (autant que sa présence scénique), tout en y ajoutant une rondeur et une grande homogénéité de tessiture. L'avocat Bidard (nom à l'image de sa nullité professionnel, comme c'est le cas en allemand : Dr Blind) est incarné par Jacques Duparc tout comme le rôle du geôlier Léopold (Frosch) avec des accents justes -même outrés-, mais celui-ci est parlé alors que celui-là est chanté, et même chantant avec la voix très rythmée et en place du metteur en espace.
Tourillon (Directeur de la prison, Frank en allemand) a la faconde et l'abattage théâtral de Jean-François Vinciguerra qui vient en personne se tromper dans l'arrestation. Lorsqu'il se projette soudain vers des lignes vocales, elles sont hélas très tendues et coupées. En duo/duel sur ce point avec lui notamment, en Alfred (professeur de chant), Christophe Berry joue la caricature vocale de son personnage et de sa tessiture, avec une romance tendue et outrée dans l'expression, des phrasés secs et des paroles hachées. Voix et jeu jouent ainsi de la morgue et des sentiments du personnage, apportant la pique caricaturale de l'opérette envers l'opéra (pour une fois dans ce sens-là). Enfin l'autre rôle homonyme dans les versions française et allemande, le Prince Orlovsky est chanté avec difficultés par Alfred Bironien, le ténor étant d'abord trop sollicité dans les graves -peu présents- puis par des aigus tendus (les effets du confinement vocal là encore, se font ressentir). Le jeu théâtral lui demande un accent à la fois typique et cliché.
Tous les interprètes, en chœur, en jeu comme en chant, relèvent ainsi le défi d'accorder la bonne humeur méridionale avec l'esprit viennois d'opérette. Gestes et mouvements, scéniques et vocaux, s'élancent, entrent et sortent avec faconde et galéjades... jusqu'au sur-aigu et sur-forte final : "Buvons au Roi Champagne, Sa Majesté Champagne est Roi !" repris lors du générique final.