Nathalie Stutzmann : Quella Fiamma - Arie Antiche
Entre 1885 et 1900, Alessandro Parisotti (1853-1913) contribue par l'art à renforcer la récente unité de l'Italie en publiant un recueil pédagogique puisant parmi les chefs-d'œuvre du génie musical national : les Arie antiche. Nathalie Stutzmann, comme tant de chanteuses et chanteurs avant elle, a appris son métier avec ce recueil qui aborde toutes les facettes de la technique, permettant au jeune de se former comme à l'interprète confirmé de briller.
Nathalie Stutzmann chante et dirige son orchestre de chambre baroque Orfeo 55 à travers pas moins de 25 "airs antiques", pour un parcours d'1h13, convoquant 18 compositeurs (Bononcini, Caccini, Caldara, Capricornus, Carissimi, Cavalli, Cesti, Conti, Durante, Falconieri, Handel, Legrenzi, Marcello, Martini, Paisiello, Parisotti, Porpora, Scarlatti). Le compilateur Parisotti ayant largement trituré et arrangé les compositions sélectionnées, l'album est aussi une occasion de revenir aux partitions originelles.
Dès les premières mesures de l'album, les imposants contrastes des instruments se font jour. Le clavecin léger est ponctué d'un ample basson rebondi et bouffant. Les longs archets des violons et altos, associés aux chauds accents des contrebasses ajoutent au mouvement de danse tournoyant, emportant une énergie continue tout au long du voyage. Les intermèdes instrumentaux sont aussi enthousiasmants qu'émouvants, semblant eux aussi donner de la voix. L'album s'étend encore en univers fort variés, enchaînant de nobles élégies et des saltarelles où la voix s'emporte, avec des passages buffa, des pastilles d'une minute ou bien six minutes d'une longue aria da capo (mouvement lent repris après un passage rapide). L'auditeur reconnaîtra même "Plaisir d'amour".
La grande diversité de ce recueil permet une démonstration vocale et instrumentale, convoquant maîtrise de la ligne et du souffle, vocalises d'un seul tenant, écarts mélodiques et amplitude de tessiture, placement, vibrato, déploiement des formes, ornements, legato. La voix de contralto déployée par Stutzmann est aussi impressionnante par son amplitude verticale qu'horizontale : l'ambitus qu'elle balaye et la largeur de la ligne. Un grave unique et un aigu rayonnant, qui font presque oublier qu'elle détimbre le medium. Porté par cette voix, autant que la portant, l'orchestre tourne à l'aise, d'une même virtuosité naturelle et douce, sans effort sur les mouvements rapides et si tendrement filée dans les alanguissements. Mention spéciale doit être faite du basson dont les jeux de clés sont aussi audibles que le talent, dans une phalange qui mène l'émotion jusqu'au murmure, en sublimes échos graves et longs des cordes.
L'album fait oublier d'emblée toute notion d'exercice. Amarilli mia bella de Caccini nous avait bouleversé parmi les Lagrime e Sospiri d'Alessandro Stradella dans le récent album de Chantal Santon-Jeffery. Il est tout aussi émouvant ici dans une version complètement différente, aux graves pleurs dressés derrière un voile.
Les accents descendent à la cave sur "Vittoria vittoria mio core" de Carissimi, en un registre et un placement mâles, d'une voix sombre et charpentée qui sait monter dans les aigus en gardant son amplitude râpeuse, mais également s'affiner d'une petite voix de souris ou chuchotante. Le tempo peut alors radicalement changer et l'air suivant, "O cessate di piagarmi" par Scarlatti est haletant, les respirations inspirées rythment, marquent, découpent l'ample phrase aux accents souples, menant sur la longue marche harmonique "Ah, mio cor, schernito sei" d'Alcina (Haendel).
Comme il sied pour une contralto véritable, le sommet de cet album est un gouffre, sur la cantate Doppo tante e tante pene de Francesco Conti, (dont l'aria finale donne son titre à l'album). Ce gouffre, c'est la note chantée sur "ben", parmi les plus graves qui puissent être données d'entendre chez une femme, d'autant que ce dernier mot offre un contraste déchirant avec le lumineux "brillar" sur un clavecin égrené. Le chant qui brûle dans les graves sait ainsi se faire flammèche dans les aigus.
La voix ressort ensuite de la cantate et poursuit son voyage l'esprit allégé jusqu'en des ternaires hypnotisant, tout en gardant l'ancrage. Les défauts de ce chant sont le corollaire de l’amplitude de la voix, peu agile en vocalises parfois trop dramatique (notamment du fait d'un large vibrato). Les passages emportés diminuent également l'intelligibilité du texte, notamment en ce qu'ils amoindrissent la précision des consonnes et modifient le placement des voyelles (surtout les nasales).
Ce voyage d'1h13 invite donc à la réécoute, en mode shuffle (lecture aléatoire) et donnerait envie d'entendre le reste des 3 volumes d'Arie antiche.