Damrau, Camarena, Tézier et Testé : Les Puritains sublimes à Madrid
Dans l'Angleterre du XVIIe siècle, la guerre fait rage entre les Stuart royalistes et Les Puritains, partisans de Cromwell. Un drame va s'abattre sur le château de Gualtiero Valton qui marie sa fille Elvira à un ennemi, partisan des Stuart : Arturo Talbo. Celui-ci reconnaissant la reine déchue, Henriette de France (Marie Henriette de Bourbon) prisonnière du château et vouée à l'échafaud, fuit avec elle pour la sauver. Elvira, pensant à une trahison amoureuse, sombre dans la folie, mais happy end soudain : les Stuart perdant la guerre, Cromwell les amnistie, dont Arturo qui peut retrouver Elvira.
L'Orchestre du Teatro Real de Madrid ne semble d'abord pas emprunt de ce drame. Appliqué, tout en noble rondeur, il déplace les accents martiaux vers le protocolaire, puis la légèreté, ce qui lui permet certes d'annoncer l'étonnante happy end à venir. La direction musicale d'Evelino Pidò parait pourtant extrêmement énergique, mais les instrumentistes savent interpréter ces intentions et conserver leurs accents et forte pour les moments les plus dramatiques. Par-dessus tout, les pupitres (et notamment les bois) savent magnifiquement doubler le chant, une ligne répondant et dialoguant avec la voix, ce qui fait la beauté du bel canto et de ces voix exceptionnelles.
Pour son ultime opéra, composé en France (à Puteaux entre avril 1834 et janvier 1835), Bellini exige en effet des interprètes hors du commun, alliant puissance et agilité, ce qu'il trouve dans cette distribution de premier plan. La sublime Elvira de Diana Damrau déploie d'emblée la chaleur de ses mezzos qui la porte vers des aigus assurés et vibrant. Ses vocalises ont toujours de l'ancrage et un sens expressif. Les trilles à l'agilité de rossignol sont pourtant ancrées dans un timbre dramatique. Pour aller avec cette immense intensité vocale et sa situation tragique, son intense investissement scénique l'amène à surjouer quelque peu, mais les zooms du DVD sont pour cela bien plus cruels que les vastes espaces des salles d'opéra. Damrau est ainsi, visiblement à le mesure du Théâtre Royal de Madrid et elle perce la fosse comme l'écran de télévision.
Par-dessus tout, elle est époustouflante dans sa scène de folie (qui rivalise avec celle Lucia di Lammermoor signée Donizetti). La voix y multiplie les échelles vocales, colorant ses montées et descentes vertigineuses. Conservant une maîtrise absolue, elle file de longs sons et de grandes lignes de son souffle pur, par lequel elle peut accroître et amenuiser la ligne plusieurs fois dans la même phrase. Près d'une minute d'applaudissements et de brava plus tard, elle revient dominer un immense tutti choral et orchestral.
Vocalement, Javier Camarena a tout du ténor bellinien, jusque dans le léger pincement nasal qui aiguise son timbre. Sa voix complète déploie des médiums veloutés et atteint les suraigus avec évidence. Avec son cœur et une rose d'or, ce Lord Arturo Talbo offre à l'Elvira de Damrau un regard et une voix étincelant de passion et de tendresse. Leur duo d'amour est un sublime sommet romantique, tutoyant les plus belles pages de Norma (l'enregistrement permet de compter à plus de 40 secondes les applaudissements nourris de bravos qu'il recueille). Ce duo ne rivalise qu'avec leur duo de retrouvailles, immense merveille de pardon et d'exaltation culminant dans des suraigus où les deux voix ne se mesurent que l'une à l'autre (au jeu du chronomètre, c'est alors à 1 minute et 40 secondes que s'élève le triomphe, la caméra montrant qu'il s'étend à la place de Madrid où le spectacle est diffusé).
Nicolas Testé, Sir Giorgio colonel à la retraite, frère de lord Valton et de fait oncle d'Elvira a une chaleur et une douceur paternelle, mais immense d'assurance et de déploiement. Amplement vibrée et couverte, la voix se déploie au long des amples phrases belliniennes, construites pour des montées dramatiques. Ces qualités sont sublimées sur son grand air, bouleversant, qui ouvre le second acte, pleurant le triste sort de sa nièce avec toute la noblesse mise au service du sanglot (le tout appuyé sur un chœur d'ombres).
Ludovic Tézier, isolé dans un rond de lumière derrière un voile de gaze donne la première image du spectacle, celle d'un Riccardo soucieux, emprunt de noblesse et de la lourde mission qui l'attend (un caractère qu'il saura parfaitement donner à son exceptionnelle voix). Il donne toute sa puissance et l'immensité de son souffle au défi vocal démesuré exigé par Bellini, requérant un énorme appareil qui puisse se déployer tout en vocalises et souplesses belcantistes. Son duo avec Javier Camarena est plus un duel vocal que d'acteurs ou de fines lames (notons toutefois un moment que Tézier joue admirablement bien : lorsqu'il ouvre le message annonçant la fin de la guerre, il rend parfaitement l'étonnement absolu et le mélange de joie, de tristesse et de rancœur en apprenant qu'il est vainqueur, mais a de fait perdu l'amour et l'occasion d'embrocher son rival, auquel il souhaite un grand bonheur avec un air pincé). Fléchissant sous les vocalises, l'ampleur de sa ligne barytonnante convient bien davantage au répertoire verdien (il ira ensuite vers le triomphe dans Don Carlos à Bastille), mais on rêve d'une telle éloquence dans tous les répertoires.
Loin d'être en retrait, la reine Henriette de France (Enrichetta) rejoint ce brillant quatuor par une voix ample, dramatique mais riche en résonances aiguës et assez agile pour la ligne : celle d'Annalisa Stroppa. Après le prélude orchestral et les interventions chorales, l'œuvre s'ouvre par deux duos, dont le premier donne l'occasion d'entendre Antonio Lozano en Sir Bruno Robertson (face au Sir Riccardo Forth de Ludovic Tézier). La voix tendue et tremblante du ténor transmet l'inquiétude du personnage face aux terribles événements qui s'annoncent. À l'inverse, l'amplitude vocale vrombissante de Fernando Radó campe un registre de basse en même temps qu'un général gouverneur : Lord Gualtiero Valton.
Les choristes du Teatro Real de Madrid pleinement investis et justes scéniquement, projettent le beau son du chœur des soldats de Cromwell, homogène et ample depuis les coulisses comme sur scène (et parfaitement complémenté du chœur de châtelaines et damoiselles).
Le drame est rendu par l'ensemble des voix et une direction d'acteur qui repose son intensité sur les épaules d'Elvira (la scénographie d'Emilio Sagi visant à l'épure stylisée). Dans ce plateau entièrement noir (comme le cœur et le monde des puritains) la seule touche de blancheur est au sol, des planches de bois menant à une plage de sable immaculé, avant que les quelques bancs noirs ne soient remplacés par des chaises blanches et que des lustres, tels des méduses, ne descendent du plafond (le lustre est décidément un accessoire indémodable et fort en vogue à l'opéra). La seule autre trace de blancheur est Elvira elle-même : immaculée comme sa robe de mariée qui devient une traîne fantomatique. Même le rideau formé de filins blancs qui descend s'entâche rapidement des ombres menaçantes formée par le chœur : les démons annonçant la folie. Ce jeu sur les couleurs s'opère aussi avec ces pantins livides symbolisant les noces apparemment impossibles et le rouge des pétales jonchant le plateau (la passion éparpillée, que tente de reconstituer Elvira, jusqu'à en perdre la raison). La caméra sait renforcer cette dramaturgie et construire des plans pertinents, montrant les personnages isolés ou embrassés dans un même plan, alignés, se menaçant.
Arturo étant venu retrouver Elvira, toutes les épées des Stuart (et la baguette du chef d'orchestre) se dressent vers lui, prêtes à l'embrocher, mais deus ex machina : le temps d'un dernier ensemble, d'un coup de trompe et de l'entrée d'un messager, la guerre est finie, tout est pardonné ! Quelques accords fortissimo, ils vécurent heureux et eurent beaucoup de bravi !