Lagrime e Sospiri d'Alessandro Stradella
Remarqué pour son talent comme pour ses frasques à Rome, auprès de la reine Christine de Suède, Alessandro Stradella fuit pour Venise, séduit une aristocrate de ses élèves, doit fuir de nouveau mais est retrouvé et poignardé sur la place de Gênes par un assassin. Telle est la vie rocambolesque, qui se métamorphose et se sublime en passion éplorée dans son œuvre musical (dont il faut retenir qu'elle balaya les genres de son temps : cantates, œuvres sacrées, sonates, oratorios, musique de scène). Cet album rend hommage à ses airs, ponctués de sonates et ouvertures instrumentales.
L'Ouverture de ce disque est celle de Moro per amore, au rythme lentissimo et languissimo d'une quarantaine de battements par seconde. Les lignes sont déjà effilées et étirées, se relayant sur les arpèges égrainés par les doux sautereaux du clavecin. Le tempo s'anime au milieu du morceau lorsque les deux lignes entremêlées font place à des mouvements fugués, mais toujours sur une tonalité sombre et bientôt ralentissant vers les amples lignes en imitation d'Eurinda, "A che tardi a morir, misero core".
Chantal Santon-Jeffery (une habituée de nos pages, comme du Concert Spirituel, du TCE, des Productions Philippe Maillard, de Versailles, Reims, Massy, entre autres) pose alors une voix à l'unisson de ces instruments et affects. La soprano est aussi sonore au disque qu'à la scène et l'enregistrement permet d'apprécier des qualités de diction et la souplesse de sa ligne avec l'aide d'une pointe de réverbération. Le placement est légèrement en gorge, mais l'ancrage est ample et les aigus vibrent d'harmoniques. Elle porte avec elle cet appui un peu râpeux qui conduit l'émotion jusque dans les aigus, les accents et le ternaire allant de "Furie terribili". Un andante presque presto qui semble soudain s'immobiliser dans le dialogue en lointain écho.
Les pistes s'enchaînent ainsi souplement au fil de l'album, grâce au discours commun porté par Chantal Santon-Jeffery et le Galilei Consort de Benjamin Chénier. Même lorsque les tempi et les passions diffèrent au sein d'un même morceau, les couleurs opèrent un lien musical. Les douceurs, larmes et soupirs se répandent, se répondent. Le souffle porte l'ensemble de l'album, celui de l'orgue flûté plane sur un continuo éthéré au côté du récit de Santon, s'envolant pour mieux retomber délicatement, refermant l'évocation de Moro per amore, San Giovanni Battista ainsi que Santa Pelagia. Les cordes trempent leur archet dans la douce supplication de la chanteuse et le Per pietà s'endolorit avec son émouvant recto tono (répétition d'une même note).
Chantal Santon-Jeffery sait également s'animer en tragédienne, pour mieux s'apaiser en retrouvant une cantilène qui la mène jusqu'au bas de son registre et dans des vocalises bien moins assurées. Le temps s'étire, La forza dell'amor paterno s'alanguissant toujours in fine. Le souffle moyennement fourni de la chanteuse ne lui permet pas d'embrasser d'un seul tenant les longues et belles phrases, mais elle fait de nécessité vertu en rendant expressives ses inspirations intermédiaires et ses fins de cycles au souffle diminuant.
Mention doit être faite de la piste numéro 13, un drame en miniature de 5 minutes 22. La beauté des cordes y rappelle "Amarilli Mia Bella" de Caccini (merveilleusement interprété dans un autre album Alpha Classics : Anime Amanti de Roberta Mameli et Luca Pianca). Leur ample mouvement finement fugué est d'une majestueuse beauté, avant un récitatif secco, aux accords ponctuant une voix modelée. Parmi ces douceurs, s'intercalent les intermèdes instrumentaux, repartant dans le mouvement fugué et surtout un tempo de danses guillerettes, marqué de grands accents et de contre-temps agiles qui gardent toute leur souplesse inhérente.
Le chemin se referme, plus lent, étiré, éthéré encore qu'il n'avait commencé. Merveilleux hommage à Stradella par une strada bella (belle voie, belle voix).