Barbara Hannigan : "Crazy Girl Crazy"
Follement technique
Barbara Hannigan dirige d'abord sa propre voix seule, unique, dans la mythique Sequenza III composée par Luciano Berio en 1965 : un morceau de bravoure explorant tous les champs de la voix. Fascinant et merveilleux catalogue encyclopédique en 9 minutes, parcours buccal du chuchotement au cri, du rire au désir, à travers le lyrisme des consonnes et voyelles, claquements et roulements de langue. De sa puissance agile, Hannigan articule dans une vitesse folle un aigu puissant s'enfouissant soudain en voix de poitrine.
Surtout, bien au-delà de l'exercice, elle construit un discours émouvant, déploie une belle mélodie. Une version de référence à écouter en boucle, pour y redécouvrir chaque fois de nouvelles subtilités.
Follement méticuleuse
Au chant, Hannigan ajoute pour le reste de l'album la direction de l'Orchestre Ludwig d'Amsterdam, dont elle est artiste associée. Sa férule est très précise dans sa découpe des plans sonores sur les cinq pistes qui suivent : les cinq mouvements de la Lulu-Suite écrite par Alban Berg pour faire connaître son opéra. La suite est découpée en phrases bien distinctes, en séquences qui apparaissent et disparaissent délicatement, sans se confondre, mais sans empêcher non plus aux instruments de résonner. Le catalogue vocal de la première piste laisse place à un répertoire orchestral. Cette version analytique rend aussi bien les imposants coups du destin que les fines voix fuguées. Cela étant, sa direction apparaît trop précise. Ayant prouvé et s'étant prouvé ses qualités de direction, l'artiste gagnera très certainement à les assouplir, à faire dialoguer les pans sonores de sa phalange, ce qui renforcera encore la fluidité de sa voix lorsqu'elle se remet à chanter.
D'autant que depuis sa prise de rôle à La Monnaie en 2012, Barbara Hannigan et Lulu sont indissociables l'une de l'autre.
Follement audacieuse
La soprano et désormais cheffe canadienne a choisi un répertoire envoûtant : la Lulu-Suite a beau être signée Alban Berg, elle rappelle que le modernisme musical peut aussi être sensuel, et que dire du dernier morceau, qui donne son titre à l'album : Girl Crazy de Gershwin dans une suite nouvellement arrangée par le compositeur américain Bill Elliott, sur cette comédie musicale créée à Broadway en 1930. Rétrospectivement et à la réécoute, la suite de Berg prendrait même des élans cotonneux et des accents de cabaret.
D'autant que les treize minutes américaines s'ouvrent par un grand crescendo en une mélodie de timbres et de riches harmonies. Hannigan retrouve douceur et sensualité, portée par harpe et bois dans un swing sautillant percé de cuivres grinçants. Sur l'immense tutti qui referme l'album sur l'habituel feu d'artifice du music-hall, la voix d'Hannigan n'a pas l'épaisseur permettant de surnager, mais cela prouve qu'elle n'a pas triché outre-mesure en studio (comme si souvent) et son aigu surgit aisément des micro-sillons.
Follement aimée
Cet album en forme de portrait musical de l’artiste est accompagné d'un DVD intitulé Music is music, réalisé par Mathieu Amalric pendant les répétitions et l’enregistrement. Ce making off de 20 minutes suivant les répétitions du programme flirte aux frontières de l'œuvre documentariste-cinématographique. Une plongée au cœur de l’orchestre et un regard très personnel sur les échanges entre les musiciens et la cheffe.
Mathieu Amalric aime les Barbara. Alors que son film consacré à la chanteuse française Barbara est encore à l'affiche, il filme Barbara Hannigan avec amour et admiration. Sa caméra montre l'envers du décor, le travail studieux en répétition, les longs trajets en train, crayon rouge-bleu en main pour préparer une partition, les longues nuits passées en studio à écouter des centaines de fois un même fragment enregistré pour sélectionner le bon étalonnage.
La vidéo montre le souci souriant du détail de l'artiste, qui sculpte l'espace de ses gestes et mime les paroles avec autant de précision radieuse que lorsqu'elle chante elle-même, abolissant la frontière entre direction et interprétation. Les timbres des instruments semblent surgir de ses gestes, de sa bouche pâte à modeler. Amalric pose sa voix râpeuse et un peu tremblante de narrateur en contrepoint des explications d'Hannigan, limpides comme son chant.
Mentionnons un moment de cinéma saisissant, lorsque deux gros plans s'enchaînent, d'abord sur le visage d'Hannigan qui chantonne les yeux fermés, puis sur ses mains qui retirent un porte clé du trousseau (geste machinal d'une artiste qui se concentre ainsi mieux sur son chant ? métaphore d'une femme toujours sur les routes, ou bien qui offre au cinéaste la clé de son chant ? Amalric ne répond pas, il ouvre le chant des possibles).
La vidéo confirme enfin la clé de lecture de cet album (et sans doute de l'artiste) : "Crazy, the idea of craziness, not madness. Being Crazy about someone" (folle, non pas folle à lier, mais folle d'amour).
Dans les années à venir, le label Alpha continuera d'accompagner Barbara Hannigan sur plusieurs projets, aussi enthousiasmants qu'imprévisibles, (in)attendus !
D'ici là retrouvez notre interview de Barbara Hannigan. Elle y parle notamment du diptyque réunissant Le Château de Barbe-Bleue de Bartok et La Voix Humaine de Poulenc (à réserver ici).