Laurent Brunner : « Notre besoin est l’anticipation »
Laurent Brunner, comment pensez-vous mettre à profit les mois qui nous séparent d’une possible réouverture des théâtres ?
J’ai proposé à plusieurs médias de faire des captations de spectacles : puisqu’on ne peut pas les jouer pour le public, nous allons faire des spectacles sans public (mais en payant évidemment les artistes) pour les diffuser sur des plateformes de streaming, telles qu’Arte ou France Télévisions, et enregistrer des CD pour notre collection avec quatre d’entre eux. Nous travaillons à sept captations pour les deux mois qui viennent. Rien n’est encore sûr mais c’est en bonne voie. Le spectacle sera donné spécifiquement pour la captation : nous pourrons donc faire plusieurs prises si nécessaire, mettre les caméras à des endroits plus adaptés, changer de lieu entre deux passages, bref, enrichir le propos.
Quel sera le modèle économique de ces captations ?
Pour que ces projets puissent se faire, il faut que les producteurs trouvent les financements afin de couvrir les coûts artistiques, puisque nous ne bénéficierons pas des recettes de billetterie. Ces projets ne doivent pas nous coûter. La captation a vocation à être diffusée et donc à être financée : les chaînes publiques et le CNC sont là pour ça, et ont les moyens de le faire, surtout en ce moment. Lorsque le spectacle sert aussi à faire une captation audio pour publier un CD, les frais sont partagés. Dans ces cas, la captation audiovisuelle vient remplacer les recettes de billetterie dans l’équation initiale. Ce qui coûte cher dans ces productions, ce sont les répétitions, surtout pour notre répertoire : les artistes ne jouent pas les Grands motets de Lully toutes les semaines et ne les connaissent pas par cœur. Si ces projets se font, cela soutiendra aussi les artistes impliqués, puisque cela leur donnera l’opportunité de jouer. C'est un effort considérable dans notre cas.
Les artistes dont les productions à l’Opéra de Versailles ont été annulées ont-ils pu toucher leurs cachets ?
Ce n’est pas l’Opéra de Versailles qui salarie les artistes : nous achetons des spectacles à des producteurs ou des ensembles, qui font tourner leurs programmes. Par exemple, pour Platée, c’est le Concert Spirituel qui engageait le chef, les solistes, l’orchestre et le chœur.
Un piège a été tendu à ces ensembles avec le chômage partiel pour les intermittents, car l’employeur doit néanmoins s’acquitter des 15% de Congés Spectacles, ce qui représente de grosses sommes. On rend ces ensembles indépendants exsangues, uniquement pour remplir la caisse des Congés Spectacles : cela n’a aucun sens.
Avez-vous pu décaler les projets annulés ?
J’ai cherché à décaler un maximum de projets. Ceux qui ont pu être replacés fin 2020 sont des vrais reports, c'est-à-dire que les billets initiaux restent valables pour le nouveau spectacle. Mais cela ne marche que pour un quart des spectacles. Et puis il ne faut pas pénaliser d’autres artistes : pour pouvoir effectuer ces reports, j’ai dû décaler des projets prévus à la rentrée à plus tard pour faire de la place. J’ai donc privilégié les spectacles qui ne se feront pas sans nous et ceux pour lesquels il y a tout un projet autour comme une tournée ou un enregistrement. Au global, nous avons reporté 15 projets, soit 26 représentations. Dans ces cas, les contrats seront honorés, mais à la réalisation. Plusieurs projets étaient toutefois des coproductions dont la part de Versailles avait déjà été versée.
Qu’en est-il des spectacles qui ont dû être annulés ?
Nous avons annulé huit projets, soient douze représentations. La rupture de contrat pour force majeure permet aux ensembles qui devaient se produire de passer leurs salariés en activité partielle. Pour la moitié des représentations (les production scéniques lyriques), les spectacles n'ayant pas pu être répétés en amont ni créés chez le producteur se sont annulés de fait.
Finalement, nous avons donc pu préserver 75% des projets prévus, ce que je n'aurais pas escompté il y a deux mois. Nous n'avons pas eu besoin de mettre en place directement de dédommagement : sans subvention et avec une baisse de chiffre d'affaires estimée à 75% sur 2020, notre personnel étant lui-même en activité partielle, il nous est de toute manière impossible de trouver des fonds de dédommagement. Pour autant, les contrats signés ont tous été traités, sans aucun conflit.
Qu’avez-vous pensé des annonces du Président sur la culture ?
L’un des artistes avec lesquels je travaille beaucoup a perdu 60 jours de travail entre mars et novembre : cela fait beaucoup de salaire en moins. Heureusement, l’intermittence, qui est une spécificité française, permet d’amortir cet effet. Ne pas travailler quand on est intermittent, c’est se mettre dans une position de chômage traditionnel. Mais ce n’est que la moitié du problème car il y a derrière des entreprises qui n’emploient pas que des intermittents. Il y a une grande quantité de gens qui travaillent avec ou sans le statut d’intermittent et qui font du spectacle vivant dans des formes plus restreintes et sans moyen : ceux-là souffrent beaucoup actuellement.
Vous avez publié sur Facebook une lettre ouverte pour exprimer vos propositions. Quel en est le message clé ?
Le secteur culturel est très lié au tourisme : il y a d’ailleurs beaucoup de touristes dans les salles d’opéra. Pour ces deux secteurs, si on veut demain avoir une offre malgré la réduction probable de spectateurs ou de touristes, et donc de recettes, il va falloir rendre les salaires moins coûteux. En France, le salaire coûte à l’employeur le double de ce que perçoit le salarié : ça ne fonctionnera pas. Cela crée des situations absurdes liées au fait que les musiciens étrangers coûtent beaucoup moins cher. On ne le dit pas trop, mais embaucher un chanteur étranger coûte 30% de moins à cause des charges sociales appliquées, parce qu’il a un statut différent. Certains producteurs décident dès la conception d’un projet qu’ils embaucheront quatre chanteurs étrangers sur six afin de tenir leurs coûts, sans même avoir de noms en tête à ce stade.
Il faut donc décider d’un véritable allègement des charges sociales : cela va aider chaque entreprise et chaque salarié. Ce sont des mesures d’aide directe et non en rebond, et qui sont donc bien plus praticables. Par exemple, les 50 millions d'euros que le Centre national de la Musique doit redistribuer est une bonne chose, mais les aides sont plafonnées entre 10 et 11.000 €. Moi, j’ai 15 millions de perte : cette aide ne changera pas grand-chose. Cette somme globale pour tout le secteur de la musique est une négation de la réalité, vues les pertes colossales que cette crise provoque dans ce secteur. Ce sont des mesures tape-à-l’œil et de saupoudrage. Les grands ensembles ne peuvent pas toucher la même aide que les petits sinon cela n’a aucun sens.
Les mesures mises en place sont très compliquées. Dans la pratique, on nous a annoncé que nous bénéficierions d’exonérations de charges sociales, ce qui ne sera finalement pas le cas. En ce qui concerne le chômage partiel, on a mis un mois et demi à être enregistrés, alors que j’emploie quasiment 50 salariés permanents. Si vous appliquez la même chose à un ensemble qui n’a pas de trésorerie, vous le mettez en grande difficulté.
Comment imaginez-vous la reprise de l’activité ?
Les choses évoluent et nous découvrons la route en marchant. On va donc programmer et si nous avons des contraintes, nous nous adapterons mois après mois. Pour l’instant, nous avons prévu des dates à partir d’octobre. On verra. Si on doit les annuler, nous le ferons, mais au moins on les aura rendues possibles. Mais aujourd’hui, rien ne nous est signifié : on ne sait pas ce qui est interdit et ce qui est autorisé. En tout cas, pas de manière pratique et utilisable pour nous. On m’a interdit des spectacles jusqu’au 31 août. Pourtant, il peut encore se passer beaucoup de choses d’ici là. Et je ne sais pas ce que je serai autorisé à faire après cette date. Notre problématique est l’anticipation. Nous sommes dans une situation où des projets qui auraient pu avoir lieu se retrouvent annulés parce que malgré des essais successifs pour les faire tenir, on n’est pas certain de pouvoir les jouer, ce qui les rend trop risqués. Cela a des conséquences à plus long terme : par exemple, je dois annuler un spectacle en novembre parce que plusieurs dates de la tournée qui devait participer à financer les répétitions ont dû être annulées.
Dans quelles conditions pensez-vous que cette reprise sera possible ?
Déjà, il faut arrêter de croire qu’on peut appliquer de la même manière les mêmes dispositifs pour tout le monde. Surtout, il faut être cohérent dans les mesures qui sont prises. Par exemple, je ne comprends pas qu’on puisse prendre des cours d’auto-école dans une voiture avec un instructeur, mais qu’on ne puisse pas aller visiter le parc de Thoiry dans une voiture avec sa famille. La réalité, c’est qu’une adaptation a été trouvée pour les auto-écoles grâce à un travail de lobbying : il n’y a pas 1,5 mètre entre les occupants de la voiture, et l’habitacle est tout petit. Dans nos salles de spectacle, il y a de grands volumes et l’air est traité avec une ventilation mécanique, la plupart du temps : pourquoi du coup ne pourrions-nous pas jouer ? De même, je dois fermer les jardins de Versailles et ne pas proposer les Grandes eaux qui sont ma ressource principale, ce qui met une centaine de personnes au chômage en ce moment, alors que les jardins de la Courneuve ont rouvert. Ce n’est pas logique. Il n’y a simplement pas de lobby suffisamment puissant dans la musique classique.
Est-ce possible de jouer à huis clos comme le fait le football ?
Dans le football, si vous jouez un match a huis clos, vous perdez la recette de 30.000 billets, mais vous conservez les droits de rediffusion qui sont très importants. C’est pour cela qu’ils le font. Nous, si on nous enlève deux tiers de nos recettes de billetterie, le spectacle ne peut pas se faire économiquement. Un spectacle coûte facilement 150 à 200.000 € par soir : on ne peut pas le jouer devant une salle de 200 personnes. Et en même temps, si on ne joue pas on met tous les artistes au chômage.
Si la doctrine liée à la distanciation évolue d’ici le mois de septembre et que les spectacles peuvent tenir économiquement, serez-vous en mesure d’assurer la sécurité des artistes ?
Je ne sais pas, mais on doit pouvoir trouver des solutions pour que les artistes évitent de se contaminer. D’abord, en les testant : vous savez ainsi qu’au temps T, aucun artiste présent sur le plateau n’est malade. On doit également pouvoir trouver des solutions pour que les contacts entre les chanteurs soient légèrement plus distants. Mais il faut qu’on nous laisse chercher des solutions. Nicolas de Villiers du Puy du fou disait que la fluidité des publics est son métier : c’est vrai ! Nous avons des équipes dont l’accueil du public est le métier. Qu’on ne nous impose pas des choses qui n’ont pas de sens dans notre secteur. Si on nous demande d’appliquer des protocoles aberrants, on ne jouera pas : dans ce cas, il faut assumer qu’on ne peut pas reprendre et cela va coûter beaucoup d’argent.
Il faut donc trouver une adaptation à notre secteur, et même à chaque lieu. Les lieux sont très différents les uns des autres, qu’il s’agisse des équipements d’aération mécanique, des volumes, etc. Certains jouent en extérieur. De même, le cinéma et l’opéra ne fonctionnent pas pareil. Au cinéma, le prix est le même quel que soit le siège, et il y a des gens qui aiment être tout au fond. Il n’y a pas grand-monde qui demande à se mettre au fond à l’opéra. Et pour cause, on n’entend pas pareil et on ne voit pas aussi bien si on est tout au fond : ce n’est pas pour rien que nous avons mis en place différentes catégories de prix. Déjà que nous avons des problèmes de placement incessants aujourd’hui, ce sera infernal si on devait ajouter des contraintes en plus.
Quelles sont les mesures qui vous sembleraient raisonnables ?
Il est évident qu’on ne risquera pas la santé de nos spectateurs ou de nos collaborateurs. Tout le monde veut bien porter des masques, mais on sait bien qu’on ne pourra pas en faire porter aux chanteurs : ça ne sert à rien de nous le demander. Une captation était d'ailleurs prévue fin août dans un festival, sans public, dans un lieu très vaste avec 50 interprètes : elle a été interdite car il fallait que les artistes soient tous masqués. Le préfet n’a pas voulu prendre le risque que sa responsabilité soit mise en cause si quelqu’un était contaminé : on ne pourra pas continuer longtemps avec des mesures aussi drastiques, alors que les restaurants et les terrasses vont ouvrir dans quelques jours. Nous pouvons imaginer de prendre la température de tous les spectateurs à l'entrée, comme cela se pratique par exemple en Corée. Nous contrôlons de toute façon déjà les sacs. Cela écarterait un risque supplémentaire et le public l'accepterait, comme il accepte les mesures de sécurité que nous avons dû mettre en place en 2015 après les attentats. Ceux qui sont malades seraient appelés à rester chez eux. Bien sûr, le risque zéro n’existe pas, mais si on prend les bonnes mesures, on réduit déjà considérablement l’impact en cas d’incident.
Comment imaginez-vous la problématique des entractes ?
Les gens ne prennent pas plus de risque en se levant à l’entracte à Versailles qu’en attendant leur train à Saint-Michel à l’heure de pointe. Dans quatre mois, on peut imaginer que l’épidémie se sera calmée. Par ailleurs, l’entracte est essentiellement une question de temps : nous avons besoin de changer un décor, de reposer les artistes. Pendant ce temps, je ne peux pas empêcher les gens qui en ont besoin d’aller aux toilettes d'y aller. Et on ne va pas changer tous les programmes pour ne faire que des spectacles qui durent une heure et quart. J’ai programmé la saison prochaine le Couronnement de Poppée qui dure 2h45 : ça va être compliqué de le faire sans entracte. On peut toujours s’arranger pour les concerts, mais pour les productions scéniques, on est souvent sur des durées longues. Nous n’arriverons pas à changer les programmations : c’est trop tard. En revanche, supprimer le bar n’est pas un problème majeur : ça n’interfère pas sur la tenue du spectacle. Mais certains spectateurs arrivent au spectacle sans avoir eu le temps de manger ou de boire. Nous devons d’ailleurs régulièrement gérer des cas d’inanition.
Quand je vois comment tout a changé en deux mois, je gage que d’ici au mois d’octobre, les choses auront suffisamment évolué pour que les spectacles puissent se tenir dans des conditions satisfaisantes. Sinon, nous seront à nouveau confinés et on n’en parlera plus. Ce qui est idiot, c’est qu’on se ferme aujourd’hui beaucoup d’hypothèses alors qu’on s’apercevra demain qu’on aurait pu faire des choses.
Qu’avez-vous pensé de l’intervention de Stéphane Lissner sur France Inter dans laquelle il annonce réfléchir à faire des travaux à la rentrée pour décaler la reprise ?
On ne va pas jouer au rabais
Je suis d’accord avec Stéphane Lissner sur un point : on ne va pas jouer au rabais. Quand on monte un spectacle en mettant en place un effectif qui a un sens musical, cela n’a aucun intérêt de le jouer dans une autre forme. Les Grands motets de Lully, je les avais prévus avec du monde : cela perdrait son sens s’il fallait les jouer avec un effectif réduit.
Retrouvez notre grand Dossier sur les rémunérations des artistes en ces temps de crise, ainsi que nos précédentes interviews :
avec le Directeur de la Philharmonie de Paris -Laurent Bayle,
de La Monnaie à Bruxelles -Peter de Caluwe-,
de l'Opéra Royal de Wallonie à Liège -Stefano Mazzonis di Pralafera,
de l'Opéra de Rouen -Loïc Lachenal-,
de l'Opéra Comique -Olivier Mantei,
de l'agent René Massis