Stéphane Lissner a-t-il raison de juger le protocole sanitaire de reprise impraticable ?
Stéphane Lissner indiquait ce 5 mai chez nos confrères de France Inter qu’il lui semblait impossible d’appliquer le protocole édicté par l’infectiologue François Bricaire en vue d’une réouverture des théâtres. Le pessimisme, voire le défaitisme du Directeur de la première institution lyrique française, qui vend la moitié des places d’opéra du pays et bénéficie de trois quarts des subventions apportées au secteur, interroge pour deux raisons. D’abord parce qu’il contraste avec la combativité des autres directeurs interrogés par nos soins. Ensuite parce que pas moins de cinq cadres de l’institution capitale ont participé à l’élaboration de ce document visant au déconfinement. Alors, qu’en est-il ?
Au-delà des règles de bon sens et sans grande difficulté d’application (gestes barrière devenus des réflexes chez nos concitoyens), quatre mesures concentrent les interrogations. La première d’entre elles est bien entendu l’accueil du public. Si l’obligation de porter un masque ne devrait pas poser trop de problème (d’autant que de nombreux ateliers de costumes d’institutions lyriques se mobilisent déjà pour confectionner des masques lavables qui pourraient être proposés au public), la distanciation d’1,5 mètre entre chaque spectateur est plus complexe à appréhender. Dans la salle, cela revient à condamner deux sièges sur trois et une rangée sur deux dans le pire des cas, limitant considérablement les jauges et donc l’équilibre économique des productions. Certes, deux exceptions peuvent, selon le rapport, limiter cet effet. D’abord, les spectateurs testés comme immunisés pourraient être rassemblés sans distanciation. Seulement, la durée de l’immunisation, voire sa réalité même, sont aujourd’hui remises en cause et devront donc être vérifiées avant qu’une telle exception puisse être mise en œuvre. En revanche, les personnes vivant confinées ensemble devraient en toute logique pouvoir être rassemblées (ce qui ne serait pas sans créer une grande complexité en termes de billetterie). Déjà, plusieurs institutions réfléchissent par ailleurs à déménager temporairement vers des salles plus grandes afin de garder une jauge suffisante (La Monnaie pourrait ainsi s’installer au Bozar, l'Opéra de Lyon commencera par le grand Auditorium de la ville, tandis que Rome chantera dans un hippodrome et Naples sur une place publique). D’autres envisagent d'augmenter le nombre de représentations, en maintenant stable le montant global des cachets des artistes afin de limiter les surcoûts d’une telle décision (ils chanteront plus pour gagner la même somme, mais la seule véritable mesure qui a été prise dans le monde artistique est à leur bénéfice : l'année blanche pour les intermittents).
De surcroît, le rapport du Professeur Bricaire stipule que « pour proportionner la réponse de protection […], la situation ne doit pas présenter plus de risque que ceux pris dans les transports ou en milieu scolaire », ce qui semble laisser une certaine marge de manœuvre aux directions d’opéra. En effet, plus le déconfinement avancera, moins les règles de distanciation pourront être respectées dans ces deux environnements : interdire aux spectateurs de se côtoyer masqués dans une salle d’opéra (dont la plupart sont équipées de systèmes d’aération) relèverait alors de l’incohérence.
L’accueil du public poserait toutefois encore la question des entrées et sorties du théâtre, qui nécessiterait un étalement (les spectateurs devant dès lors arriver plus en avance). Laurent Brunner, Directeur de l’Opéra de Versailles demande sur ce point la confiance du gouvernement : « Nous nous sommes adaptés aux contraintes liées au plan Vigipirate. Nous disposons dans nos équipes de professionnels de l'accueil des publics : nous saurons nous adapter aux contraintes qui nous serons soumises. Nous pouvons même imaginer de prendre la température de tous les spectateurs à l'entrée. Cela écarterait un risque supplémentaire et le public l'accepterait, comme il accepte les mesures de sécurité que nous avons dû mettre en place en 2015 ». Tous les directeurs interrogés sont également prêts à sacrifier les services annexes (buvette, vestiaire) bien qu’ils représentent parfois une source de revenus significative, et même si Laurent Brunner rappelle également que « certains spectateurs arrivent au spectacle sans avoir eu le temps de manger. Nous devons d’ailleurs régulièrement gérer des cas d’inanition ».
Surtout le rapport suggère de supprimer ou d’aménager les entractes pour permettre la distanciation. Les avis sont partagés sur ce point. Peter de Caluwe, Directeur de La Monnaie, se propose de réinventer sa programmation pour jouer des œuvres plus courtes. A l’inverse, Stéphane Lissner refusant ce qu'il nomme des spectacles "au rabais" juge comme d'autres cette mesure impraticable. Car de fait, peu d’œuvres peuvent être jouées sans interruption, et une reprogrammation de cette ampleur poserait de très nombreux problèmes d’ordres contractuel, logistique et artistique à la plupart des théâtres. Or, l’entracte est impératif pour les changements de décors ainsi que pour le repos de la voix des chanteurs. Un maintien des spectateurs à leur place (comme cela se pratique actuellement en cas de simple changement de tableau) pourrait certes être envisagé. Mais Bertrand Rossi, Directeur de l’Opéra de Nice, craint qu’une telle mesure ait un effet repoussoir sur le public. Là encore, il faudra donc plus probablement compter sur le civisme des spectateurs et le professionnalisme des directions d’opéra pour faire face à cette problématique au cas par cas. En effet, si certaines maisons ont des espaces de déambulation exigus, d’autres peuvent au contraire mobiliser différents espaces de taille importante, comme à Saint-Etienne ou Rouen.
Le dernier point problématique concerne la distanciation des artistes, qu’il s'agisse des solistes vocaux dont les personnages s’étreignent, des chœurs qui doivent former des foules compactes (surtout sur les scènes de petite taille, mais même espacés en fosse ou en fond de scène, les incertitudes règnent dans l'état actuel des études notamment menées en Allemagne) ou encore des musiciens en fosse, et en particulier des vents qui ne peuvent porter de masque et dont les instruments projettent de la salive à plusieurs mètres. Ici, la seule solution viable serait dès lors de tester les artistes (par des tests virologiques, qui permettent de détecter la présence du virus, comme le pratique la Ligue de football en Allemagne pour permettre sa reprise, tandis que les danseurs du Ballet de Monte-Carlo et du Ballet du Rhin ont eu des tests sérologiques -prise de sang permettant de savoir si une personne a produit des anticorps en réaction au virus- en vue d'une reprise prochaine, comme pour le Ballet de Toulouse). Des tests virologiques qui doivent certes être très réguliers (avant chaque répétition et chaque représentation, par exemple) et effectués d'une manière scrupuleuse (la fiabilité passant de 70 à 98% lorsque le prélèvement remonte dans le nez jusqu'à la partie supérieure du pharynx). Dans un contexte où le gouvernement annonce la disponibilité de 700.000 tests par semaine (les capacités pouvant sans doute être encore plus grandes en septembre lorsque les théâtres seront susceptibles de rouvrir), cet effort de quelques milliers de tests par semaine au niveau national n’apparaît pas disproportionné pour permettre de maintenir en vie une activité jugés par le rapport Bricaire comme « essentielle » et « vitale à la nation », tant par le « besoin des populations de se cultiver, de s’informer et de se distraire » et par le lien social qu’il permet, que pour les retombées économiques et la vitalité que ces institutions génèrent dans les territoires. La question serait alors de savoir si les musiciens accepteraient de se soumettre à de tels tests. Les représentants syndicaux des artistes que nous avons contactés nous ont répondu qu'ils n'y seraient pas opposés : l'objectif principal pour tous étant de retrouver le chemin de la musique, en toute sécurité.
De manière unanime, les directions d’opéras interrogées réclament qu’un cadre général leur soit fourni, au sein duquel ils puissent adapter les mesures à leur établissement. Ces mesures devront de toute façon s’adapter à l’évolution de la situation d’ici à la reprise des spectacles, soit pas avant septembre, voire octobre (tandis que nos voisins allemands reprennent dès ce lundi et les autrichiens dès ce mois de mai). Quatre ou cinq mois pendant lesquels la situation sanitaire, la connaissance du virus, les moyens disponibles, notamment en masques et en tests, mais aussi les pratiques du public (habitude du port du masque, par exemple) auront le temps d’évoluer significativement. Surtout, ils attendent du gouvernement de la visibilité quant à la possibilité d’une reprise, un spectacle lyrique étant complexe et coûteux à programmer. La plupart espère obtenir des réponses lors du prochain point que fera le gouvernement fin mai, afin de pouvoir adapter en urgence leur programmation du début de saison et l’annoncer au public entre fin juin et début juillet.
Ils sont de toute façon conscients que le sérieux des mesures prises conditionnera le niveau de confiance du public dans la sécurité qui lui sera offerte au cours de ces spectacles, et donc sa propension à fréquenter de nouveau ces lieux de culture et de passion. Car si les barrières à la réouverture des théâtres pourront sans doute être levées, non sans difficultés, la résolution de l’enjeu majeur restera entre les mains du public : sa présence malgré les craintes et les contraintes donnera ou non du sens à ce combat. Et cela tombe bien, plusieurs théâtres annoncent d’ores-et-déjà des taux d’abonnement satisfaisants pour la saison prochaine.
Retrouvez notre grand Dossier sur les rémunérations des artistes en ces temps de crise, ainsi que nos précédentes interviews :
avec le Directeur de la Philharmonie de Paris -Laurent Bayle,
de l'Opéra Comique -Olivier Mantei,
de Château de Versailles Spectacles -Laurent Brunner-,
de l'Opéra de Rouen -Loïc Lachenal,
de La Monnaie à Bruxelles -Peter de Caluwe-,
de l'Opéra Royal de Wallonie à Liège -Stefano Mazzonis di Pralafera,
de l'agent René Massis