Christa Ludwig, un cœur qui balance entre l’Autriche et la France
Voir et entendre Christa Ludwig constituaient toujours un moment privilégié et ô combien formateur. Il permettait de se rapprocher du talent le plus rare et de la légende.
C’est par le concert et le récital que Christa Ludwig se fit connaître en premier lieu du public français, même si le disque et le rayonnement international de ses prestations scéniques, notamment à l’Opéra de Vienne, avaient largement établi sa réputation. Au sein des activités musicales de la mezzo-soprano, le Lied occupait une place de choix, notamment le répertoire mélodique du compositeur Hugo Wolf, auquel elle pouvait consacrer un récital complet.
Au cours des années 1970/80, le Théâtre des Champs-Élysées accueillait rituellement les plus illustres interprètes de Lieder en exercice, d’Elisabeth Schwarzkopf à Dietrich Fischer-Dieskau, Rita Streich, Hermann Prey et donc Christa Ludwig qui avec détermination tentait d’imposer Hugo Wolf hors des pays germaniques sans hélas parvenir à emplir le Théâtre de l’Avenue Montaigne.
Aux Champs-Élysées encore, demeure le souvenir d’un électrisant Requiem de Verdi dirigé par Herbert von Karajan en 1971 (et d’un Château de Barbe-Bleue de Bela Bartok sous la baguette de Georg Solti l’année suivante). En 1971 toujours, elle se produisit au Palais Garnier, puis dans les années 80 à six reprises dans le cadre des fameux Lundis de l’Athénée. Loin de se cantonner à Paris pour ses récitals, Christa Ludwig se fit entendre au fil des ans aux Chorégies d'Orange, au Festival d’Aix-en-Provence, à Bordeaux, Nice, etc.
Après un Chérubin isolé à Nice en 1958, il avait fallu attendre le 11 octobre 1972 pour que Christa Ludwig fasse ses premiers pas à l’Opéra de Paris au sein d’une production lyrique. Il s’agissait de La Femme sans ombre de Richard Strauss, dans une mise en scène de Nikolaus Lehnhoff et sous la baguette du mentor de la cantatrice, Karl Böhm. Son interprétation ardente de la Teinturière fit sensation. Il est vrai que la distribution d’ensemble frisait la perfection : Léonie Rysanek (l’Impératrice), James King (l’Empereur), Walter Berry, tout juste séparé de Christa Ludwig (Barak) et Ruth Hesse (la Nourrice).
Avec l’arrivée à la direction de l’Opéra de Paris de Rolf Liebermann, la présence de Christa Ludwig se fit plus prégnante. Elle retrouve ainsi Karl Böhm en mai 1974 pour le rôle de Clytemnestre de l’Elektra de Richard Strauss. Son affrontement avec sa fille Elektra incarnée par une Birgit Nilsson au sommet de ses moyens reste une référence. À leurs côtés, Léonie Rysanek (Chrysotémis), Tom Krause (Oreste) et Richard Cassilly (Égisthe). Elle reprendra le rôle sur cette même scène à plusieurs reprises auprès successivement, dans le rôle-titre, d’Ursula Schröder-Feinen, Gwyneth Jones (direction Kent Nagano) et Hildegard Behrens (Seiji Ozawa).
Après Octavian, Christa Ludwig abordera le rôle majeur de la Maréchale, déjà auprès de Karajan à Salzbourg, puis à Paris en janvier 1976 avec Horst Stein au sein d’une belle production classique signée par les bons soins de Rudolf Steinboeck et Ezio Frigerio. Loin de l’incarnation aristocratique et très raffinée d’une Schwarzkopf, Christa Ludwig proposait un personnage plus humain, plus maternel en fait, que les couleurs plus profondes de sa voix mettaient pleinement en valeur. Et comment oublier au sein de cette production demeurée fameuse, la grâce intemporelle de Lucia Popp en Sophie et la beauté enivrante de sa révérence à la présentation de la Rose, le travesti fascinant d’Yvonne Minton en Octavian, le duo comique formé par Jane Berbié (Amina) et Michel Sénéchal (Valzacchi). Et plus encore, la façon dont la Maréchale revêtue d’une robe couleur d’automne tendait sa main à baiser à son jeune amant au dernier acte dans une sorte d’abandon éperdu. Un must esthétique !
Christa Ludwig fut aussi Fricka dans L'Or du Rhin et La Walkyrie de Richard Wagner au sein de la Tétralogie avortée présentée par Rolf Liebermann, puis Suzuki dans Madame Butterfly de Puccini auprès de Raina Kabaivanska en 1983.
En 1978, elle incarne une hiératique et douloureuse Octavie dans Le Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi dans la version de l’ouvrage élaborée par Raymond Leppard pour le Festival de Glyndebourne de 1962. Bien entendu, à cette époque, les recherches musicales sur le répertoire baroque n’en sont qu’à leurs prémices. Mais cette production riche et vivante signée par Gunther Rennert pour la mise en scène, Ita Maximova et José Varona pour les décors et costumes, dirigée par Julius Rudel comble alors d’aise le public.
Entourant Christa Ludwig, la distribution réunie par Rolf Liebermann ne peut que surprendre : Gwyneth Jones (Poppée), Jon Vickers (Néron), Nicolaï Ghiaurov (Sénèque), Jocelyne Taillon (Arnalta), Michel Sénéchal (Lucano), mais aussi venant de la génération suivante, Valérie Masterson (La Fortune, Drusilla) et Isabel Garcisanz (La Vertu, Pallade). Au terme d’une ultime Clytemnestre le 17 février 1987, Christa Ludwig tire sa révérence de la Salle Garnier. Sollicitée par Michel Sénéchal, elle assumera ensuite de précieux cours au sein de l’École d’Art Lyrique de l’Opéra de Paris.
Christa Ludwig s’est mariée en secondes noces en 1972 au comédien Paul-Émile Deiber, sociétaire de la Comédie Française, metteur en scène et fin lettré. Il lui fit travailler la langue française. De fait, elle résida principalement en France jusqu’à la disparition de son mari en 2011, avant de regagner l'Autriche. Les rôles de Christa Ludwig au sein du répertoire français sont peu nombreux somme toute mais marquants : Carmen, Charlotte de Werther, Didon des Troyens et La Première Prieure de Dialogues des Carmélites. Sa voix majestueuse de mezzo-soprano tendant vers le soprano dramatique est heureusement préservée au sein d’une discographie particulièrement fournie et représentative de tous les aspects vocaux d’une cantatrice d’exception.