Les Frivolités Parisiennes sacrées par l'Opéra de Reims
“Déléguer” quoi, quand, à qui ?
Le principe et le mot même de “déléguer” un service public à une entité privée a suscité étonnements et inquiétudes depuis l’annonce faite par la ville de Reims, a fortiori pour ce qui concerne un lieu culturel confié à une compagnie artistique qui a ses propres orientations esthétiques et ses projets. Toutefois, cette délégation de l’Opéra de Reims n’est pas nouvelle, loin de là car elle a été établie en 1999, succédant à une “concession” (des agents municipaux en font même remonter le principe au temps des communistes, majorité municipale entre 1977 et 1983). De fait, si ce statut est rare dans le monde de la culture et du théâtre à rayonnement lyrique (on peut également citer l’Opéra de Massy, Délégation de Service Public depuis 1993), il n’est pas nouveau à Reims.
La ville a connu des majorités politiques très diverses et pourtant ce statut demeure. Éric Quénard, chef de file de l’actuelle opposition socialiste au Conseil municipal de Reims, résume ainsi la situation et son positionnement politico-pragmatique sur la question : “J’ai toujours beaucoup de réserves concernant la délégation de service public. Je suis plutôt défenseur d’un service direct, mais j’ai toujours connu l’Opéra en DSP. Lorsque nous étions aux responsabilités nous avons également relancé une DSP pour l’Opéra, mais ce statut reste tout de même l’exception. Ce renouvellement aurait certes pu être l’occasion de reposer la question, de rebattre les cartes, mais nous n’avons pas souhaité porter le débat sur autre chose que l’urgence de remobiliser les équipes de l’Opéra de Reims avec un nouveau projet.”
Un legs, déléguer
Pascal Labelle, délégué à la culture (adjoint au Maire de Reims qui fut élu Les Républicains et désormais Horizons), que nous avons interrogé, s’appuie ainsi sur l’antériorité de ce statut et son fonctionnement qu’il considère satisfaisant : “Le format DSP s'est toujours bien passé avec les différents délégataires, il ne nous a jamais posé de problème dans la gestion de l'Opéra et nous avons donc décidé de poursuivre dans cette voie. Il a l'avantage de permettre une gestion plus souple et privée qu'un EPCC [Établissement Public de Coopération Culturelle] ou qu'une gestion plus directe de la ville. Nous voulions de surcroît trouver un nouveau délégataire sans tarder.”
Une volonté et même une obligation d’aller de l’avant qui gouverne également l’élu d’opposition : “Le dossier et la situation à l’Opéra étaient plus que compliqués. La décision de confier la gestion de l’Opéra à un nouveau porteur de projet, et le nouveau projet qui va avec sont l’occasion de partir sur de nouvelles bases. Nous avons la chance d’avoir un bel outil, qui a malheureusement dû traverser des temps de crises (notamment pour des raisons sanitaires et médicales impondérables). Il fallait remettre les choses en ordre, la collectivité l’a fait quoiqu’avec un temps de retard, et nous souhaitons de tout cœur redémarrer dans les meilleures conditions, en reproposant de nouveaux spectacles aux Rémois.
Il faut remobiliser les équipes en place avec lesquelles la collectivité n’a pas assez travaillé.” Le travail ou au moins la concertation avec les équipes en place étant cependant avancés par l’élu de la majorité, comme partie intégrante du processus de décision de cette nouvelle délégation : “Nous étions avant toute chose à l'écoute du personnel de l'Opéra, qui semblait ravi (chaque candidat les a consultés). Le public attend certainement de voir, ils jugeront sur pièce, c'est compréhensible. J'ai échangé avec d'autres responsables d'opéras qui semblaient plutôt contents pour nous.”
La confiance n'exclut pas le contrôle
Immédiatement après avoir expliqué pourquoi cette DSP a été reconduite, l’édile en charge poursuit en présentant le dispositif de suivi, de contrôle et d’accompagnement mis en place autour de cette Délégation : “Nous avons bien entendu des outils de gestion intéressants et permettant la discussion, notamment les deux comités de suivi par an (au moins) dans lesquels j'ai intégré la DRAC [Direction Régionale des Affaires Culturelles], le Département et la Région, alors que nous pourrions rester seul en tant que municipalité. Il est intéressant de réunir tous les institutionnels autour de l'Opéra.”
Ces outils se veulent adaptés à la spécificité d’un lieu culturel tel que l’opéra et au fait de l’avoir confié à une compagnie artistique : “Nous avons un cahier des charges très clair, nécessitant de la part du délégataire un respect rigoureux de ces missions, avec un programme pluridisciplinaire, tout public, dans une diversité de formes artistiques (lyrique, concert, chorégraphique).
Tout est inscrit dans le cahier des charges pour proposer un opéra pour tous, qui sorte aussi de ses murs. En contrepartie de la subvention d'équilibre, les impératifs de service public doivent être respectés. Les comités de suivi servent en outre à s'assurer que la proposition ne s'écarte pas des demandes de la ville, tout en laissant une forme de liberté aux délégataires (lorsque la ville veut tout faire, l'expérience est rarement concluante). Nous confions la maison à des professionnels de l'artistique, qui ont leur projet artistique, dont nous ne nous mêlons pas : nous ne nous substituons pas aux délégataires.”
En échange du respect du cahier des charges et pour déployer ce projet, Les Frivolités Parisiennes recevront la même subvention que le précédent délégataire, mais indexée (sur un indice qui en ces temps d’inflation augmente de manière non négligeable) : la subvention qui atteint aujourd’hui 3,4 Millions d'euros par an devrait ainsi approcher les 3,5 M€ la prochaine saison, auxquels il faut enlever les 665.000€ de loyer reversés à la ville. En outre, une subvention annuelle d'équipement sur justificatifs peut atteindre 500.000 €.
Mais si le cahier des charges n’est pas respecté ? Et si les recettes et subventions ne compensent pas les dépenses engagées et entraînent un déficit ? À ces deux questions, la réponse de l’adjoint à la culture est claire, c’est la Compagnie qui assumera : “Tout s'est toujours bien passé (depuis que je suis adjoint en 2014) et nous avons toujours été en phase, dans le cadre d'une vraie discussion. C'est aussi ce que nous avons évalué dans les dossiers et dans les entretiens avec les candidats pour cette nouvelle délégation. Mais si ce n'était pas le cas, nous pouvons émettre des avertissements voire casser le contrat par anticipation.
Quant aux risques financiers, c'est la responsabilité du délégataire. Mais nos comités de suivi sont bien entendu également financiers, car même si Les Frivolités Parisiennes sont responsables in fine dans ce cas, la réussite de l'Opéra est notre objectif à tous. Nos équipes municipales soutiennent ainsi la maison : nous allons dans les comités de suivi avec la direction administrative et financière de la ville. La confiance n'exclut pas le contrôle. Soit on fait confiance, soit on ne le fait pas : nous leur faisons confiance et leur donnons leur liberté notamment artistique (tout en contrôlant et en conseillant).”
Délégations : le flacon et l’ivresse
La Délégation d’un Service Public tel que celui de l’Opéra de Reims n’est donc pas une mince affaire, eu égard à l’importance de cet établissement dans la vie culturelle d’une cité dont l’adjoint à la Culture vante la richesse : “Nous avons la chance à Reims d'offrir toute la gamme d'une proposition culturelle, avec un Opéra, le 5ème Centre Dramatique National de France, l'une des plus grandes scènes nationales dédiées aux arts du mouvement avec Le Manège, un Centre National de Création Musicale (il n'y en a que huit en France), une grande SMAC [Scène de Musiques ACtuelles]... et nous voulons que chacune de ces institutions continue de proposer des programmations de grande qualité.” Cette Délégation n’est pas non plus une mince affaire car elle concerne tous les aspects de la gestion du lieu : des murs du bâtiment aussi bien que des propositions artistiques à mettre dedans. L’élu le rappelle, les délégataires sont responsables “de toute la programmation, de la diffusion, des investissements pour un parfait fonctionnement, du bâtiment également (en lien avec la ville qui reste propriétaire des murs). Là aussi ils ont fait une proposition précise, qui nous convient (jusqu'au remplacement des lumières en LED).”
D’autant que si le fonctionnement en DSP n’est pas nouveau et qu’il existe ailleurs, en confier la responsabilité à un ensemble artistique indépendant n’en a pas moins le goût de l’inédit donc du créatif mais aussi de l’inconnu. C’est aussi la raison pour laquelle l’annonce a pu surprendre, d’autant que Les Frivolités Parisiennes a gardé l’image d’une Compagnie à taille humaine, cultivant la camaraderie et l’amitié entre ses membres et autour de ses projets souvent légers (dans leur esthétique en tout cas, car leurs productions écument de grandes salles parisiennes et au-delà). Il n’empêche une Compagnie fondée il y a 10 ans par deux compères se retrouve ainsi responsable d’une maison d’Opéra mais c’est là encore un choix assumé par la ville de Reims : “C'est la Compagnie qui est délégataire, assumant cette mission avec ses quatre responsables (les co-fondateurs de la Compagnie, Benjamin El-Arbi et Mathieu Franot, ainsi que les deux conseillers Christophe Mirambeau et Pascal Neyron). C'est presque un quatuor. Or, notre SMAC, La Cartonnerie (grande salle de musiques actuelles) est dirigée par un trio de direction, ce qui fonctionne très bien car ils se complémentent sur les visions artistique, technique et financière. Les quatre porteurs de projet pour l'Opéra ont l'habitude de travailler ainsi ensemble, avec grande efficacité dans leur compagnie Les Frivolités Parisiennes.”
Frivolités Parisiennes, Sériosités Rémoises
Bien entendu, c’est le projet artistique et culturel qui a convaincu, comme l’explique Pascal Labelle en poursuivant : “Leur proposition est intéressante, intelligente, bien travaillée. Certes, le parti-pris est de mettre en avant leurs répertoires (opéra-comique, comédie musicale, opérette) mais en laissant sa belle place au lyrique, classique et contemporain, aux ballets et concerts, en donnant leur chance aux jeunes artistes et pour aller vers les jeunes publics (il y a un important enjeu de renouveler les publics). Leur vision est jeune et dynamique, enlevée sur tous les plans : la marque d'une équipe qui veut faire plaisir au public, en s'inscrivant dans le local et le régional (ils travaillent sur Paris mais aussi Compiègne, Saint-Dizier).”
Là encore donc, la force de l’identité artistique mise en avant par la Compagnie peut leur revenir visiblement en un boomerang, en forme d’interrogations et d’inquiétudes, quant à savoir si l’Opéra de Reims conservera une ouverture à d’autres compagnies, à d’autres styles et registres (a fortiori en ces périodes où la situation culturelle risque d’amoindrir la richesse des propositions offertes aux publics, aux artistes et ensembles indépendants). Là encore, l’adjoint à la culture se veut rassurant et s’appuie sur l’adéquation entre le projet présenté et le cahier des charges du suivi : “Nous sommes parfaitement conscients qu'ils ont leur compagnie et nous serons bien entendu ravis de proposer leurs spectacles à Reims, mais il s'agit de donner la place à beaucoup d'autres productions rayonnant aussi vers des Opéras Nationaux (ils prévoient notamment des co-productions avec les autres opéras du Grand Est : Metz, Nancy dont ils connaissent bien le directeur, voire avec l'Opéra du Rhin) alors que nous coproduisons davantage avec Massy ou Rouen. Ils n'ont pas encore d'attaches spécifiquement rémoises, mais ils travaillent dans la région. Et pourtant, ils avaient déjà une vision sur la manière de travailler avec les autres structures de la ville, de comment s'intégrer dans notre Festival FARaway, intégrer le collectif Io, travailler avec l'Orchestre et le Chœur évidemment, avec Les Flâneries Musicales aussi [dont le Directeur historique Jean-Philippe Collard vient de présenter sa dernière programmation, ndlr], ... tout cela montre qu'ils avaient travaillé leur dossier.
Toute la place des forces vives du territoire sera conservée mais dans un esprit de troupe (avec le conservatoire, des associations), quoiqu’ils ne garderont pas forcément les mêmes résidences : il ne s'agit pas de faire un copier-coller de l'existant.
L'un des porteurs du projet des Frivolités Parisiennes sera en outre installé à Reims, agissant à demeure comme le représentant au quotidien pour les représentations et le travail. Reims ne devient pas le siège des Frivolités Parisiennes, au contraire, pour la gestion de l'opéra ils vont créer une structure ad-hoc avec un autre nom : ce ne sont pas Les Frivolités Parisiennes qui s'emparent de l'Opéra.”
Un rayonnement essentiel pour Éric Quénard, chef de file de l’opposition socialiste au Conseil municipal de Reims, mais également Conseiller Communautaire du Grand Reims et Conseiller régional Grand Est : “les partenariats avec des opéras aussi réputés me semblent très judicieux, à commencer par celui de Nancy qui est dans une grande proximité avec Reims.” Cette ouverture territoriale va de pair avec une ouverture aux publics, axes essentiels selon l’élu d’opposition : “Il faut articuler les dimensions artistiques, culturelles et éducatives. Nous attendons des établissements culturels de développer cette articulation avec le monde éducatif, pour favoriser l'accès à la culture dès le plus jeune âge. Il faut aussi favoriser l’ouverture de l’Opéra, pour que ce lieu et cet art ne soient pas réservés à une frange de la population : il faut que tous nos concitoyens aient envie de franchir les portes de l'Opéra, grâce à la médiation culturelle. Nous devons emmener vers l’opéra des publics nouveaux (tout en continuant à fidéliser).”
Les saisons prochaines
Pour voir comment cette collaboration prendra formes, il faudra encore attendre un peu mais selon un calendrier de passation déjà calé par la majorité : “L'actuel Directeur Serge Gaymard a positionné les grands spectacles de 2023/2024 (car il faut les programmer deux années à l'avance et il était hors de question d'avoir une proposition de transition réduite). Des options ont également été posées et le reste sera choisi par Les Frivolités Parisiennes. Ce sera donc une saison à deux, puis ils présenteront toutes leurs propositions riches et variées.”
En conclusion, il reste à souhaiter que ce projet soit fructueux pour les publics, les artistes et permette à cette compagnie de continuer à se renforcer tout en continuant de renforcer le paysage musical français. Voici en tout cas ce à quoi devra ressembler l'Opéra de Reims, version Frivolités Parisiennes, pour l’adjoint à la culture : “J'aimerais des spectacles qui nous remuent, avec des grands classiques présentés par les metteurs en scène du moment, portés par des artistes émergents qui deviendront les grands noms de demain (aussi car nous ne pouvons pas payer les plus grandes stars) : une diversité respectueuse du répertoire classique, engagée dans le contemporain, avec joie de vivre et beaucoup d'allant pour tout ce qui entoure le spectacle (ils ont des idées pour que l'Opéra soit un lieu de vie, propose des soirées complètes en utilisant aussi le foyer).”
Rendez-vous sur Ôlyrix ces prochaines saisons pour juger sur pièces.