Le World Opera Day 2022 résonne depuis l'Ukraine à travers le monde
La Couronne d'Or composée en 1929 par Boris Liatochinski et jamais présentée en-dehors de l'Ukraine est interprétée par des artistes de maisons d'opéra à travers le monde : Helsinki, Londres, Rome, San Francisco, Varsovie, Washington DC ainsi que Lviv.
Galyna Grygorenko, conseillère de ce grand spectacle, co-fondatrice d'Open Opera Ukraine et Ministre adjointe à la Culture et à l'Information en Ukraine présente cette œuvre et cette production/retransmission exceptionnelle en mondovision, dans la grande tribune culturelle suivante :
Un combat pour la liberté
"Le compositeur Boris Liatochinski est dans une certaine mesure un père artistique pour les compositeurs et symphonistes Ukrainiens. Il fut un grand professeur au conservatoire, formant une nouvelle vague de compositeurs d'avant-garde en Ukraine.
Cet opéra, La Couronne d'Or (Золотий обруч) fut créé en 1929. Il s'agissait d'une commande d'État de la République Socialiste d'Ukraine, durant la politique de korenizatsiya (indigénisation) qui soutenait un retour aux racines des différents satellites soviétiques. Durant cette courte période, il s'agissait de promouvoir les racines folkloriques de nombreuses républiques socialistes de l'Union, mais malheureusement tout cela a mal fini.
Cette commande d'État était basée sur un texte d'Ivan Franko, un poète ukrainien fin XIXe début XXe siècle, l'un des trois poètes/écrivains les plus importants en Ukraine avec Taras Shevchenko et Lesya Ukrainka. La nouvelle Zachar Berkut d'Ivan Franko traite du combat pour la liberté. C'est une question existentielle pour l'Ukraine, qui mène ce combat depuis depuis 300 ans, depuis que l'Ukraine dépend d'autres Empires (Russe, Austro-Hongrois).
La musique composée par Boris Liatochinski est très brillante avec un immense orchestre, une merveilleuse partition. Elle fut mise en scène dès l'année suivant sa composition, presque simultanément à Odesa, Kharkiv et Kyiv [orthographes correspondant à l’appellation ukrainienne de ces villes, ndlr]. Mais malheureusement l'année suivante elle fut interdite (alors que la première à Moscou, dans une traduction russe, était prévue mais avec le changement idéologique soudain, elle n'y eut jamais lieu). Ces trois premières furent donc aussi les dernières. Liatochinski se vit accuser de "formalisme musical" (le crime suprême en matière esthétique selon les Soviétiques), sa musique fut expurgée des programmes, même en Ukraine. Durant l'Union Soviétique, tout ce qui n'était pas créé à Moscou ne pouvait réussir. Pour être promu dans la vie professionnelle, il fallait aller à Moscou, travailler là-bas, s'éloigner du folklore, la culture russe devenant hégémonique.
Résurrection
Cet opéra connut une résurrection dans les années 1970 à Lviv puis en 1989 à Kiev, toujours durant l'ère Soviétique mais l'œuvre ne se maintint pas à l'affiche ensuite. La musique symphonique de Boris Liatochinski est revenue dans les programmes, et cette Golden Crown est donnée parfois en extraits et en concerts mais sans reprise scénique. C'est donc une occasion importante pour nous de mettre en lumière et de susciter l'attention sur cet opéra, et à travers lui sur les compositeurs ukrainiens. De nombreuses actions ont été entreprises pour raviver la mémoire de ce compositeur : un prix porte son nom, l'appartement où il vécut est devenu un musée.
Le sujet de cette pièce, c'est la lutte pour sa terre, pour sa liberté : ne jamais abandonner devant l'envahisseur. Le texte mêle l'amour d'un jeune couple et l'amour pour la patrie (une façon traditionnelle de construire un opéra). Comme quoi la question pour l'Ukraine d'avoir son propre pays, sa propre culture, son propre art est toujours capitale, c'est ce qui fait la pertinence de cette Couronne d'or à travers les siècles.
Un choix évident
Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous échangeons avec Opera Europa sur la manière de soutenir les maisons d'opéras ukrainiennes et les artistes ukrainiens. L'idée est venue du Directeur Nicholas Payne et de la Manager Générale Audrey Jungers, de proposer un opéra ukrainien. Lorsqu'il fut question de choisir un opus pour ce World Opera Day, dans mon esprit il n'y avait pas le moindre doute. Il y a dans cette œuvre des arias très mélodieuses et très puissantes. L'opéra est écrit dans la tradition ukrainienne de très riches voix (connues pour leur clarté et leurs dimensions). La culture du chant en Ukraine est très répandue, on le voit dans nos fêtes nationales. Le chœur de cet opéra est bien entendu très important également, il est aussi un protagoniste, un collectif actif, très beau et intéressant aussi.
Des maisons d’opéra à l’unisson
Opera Europa a réuni les participants de ce projet, chaque maison dans chaque ville enregistrera un épisode de cet opéra, avec accompagnement au piano (la version orchestrale demandant un immense travail de répétitions). Chaque participant dans chaque maison a appris à chanter en Ukrainien (ce qui a permis à des chanteurs Ukrainiens de faire du coaching vocal, en travaillant les chants, en traduisant les textes pour comprendre pleinement les émotions). Chaque théâtre a choisi ses chanteurs, prêts à apprendre une nouvelle pièce dans une langue nouvelle pour eux. Nous leur sommes très reconnaissants de participer à ce projet, et de remplir ce défi pour un projet original.
À l'Opéra de Lviv, le soliste sera Taras Berezhanskyi, que j'ai rencontré à l'Opéra Royal de Versailles où il chantait Hercule dans la production d’Il Giasone de Francesco Cavalli avec Leonardo García Alarcón. Je l'ai retrouvé à Kiev et il est désormais soliste permanent à Lviv, tout en assumant de nombreux contrats en Europe : sa jeune carrière est déjà très fructueuse.
Une narration a été construite pour relier les extraits et resituer l'histoire : nous avons décidé de lancer cette retransmission comme une œuvre artistique originale et expérimentale en exclusivité le 25 octobre 2022, réunissant ainsi ces différents lieux, depuis ces différents théâtres, avec leurs forces artistiques.
Ce sera une performance et une grande expérience, qui permettra aussi de susciter l'intérêt des professionnels et du public.
Le soutien des artistes
Faire ce lancement le jour du World Opera Day est remarquable, c'est un grand honneur apportant un soutien à l'Ukraine (et simultanément nous lancerons une campagne de dons pour la filière culturelle ukrainienne, afin de pouvoir continuer à soutenir l'accueil de réfugiés dans les compagnies à travers le monde).
De nombreux artistes ukrainiens ont acquis une renommée mondiale, mais nous pouvons ainsi soutenir aussi les jeunes artistes, solistes mais aussi artisans. Nous gardons le lien avec nombre d'entre eux qui sont en ce moment accueillis à travers l'Europe et le monde, mais nous attendons impatiemment leur retour, lorsque la situation sera redevenue normale. En revenant, ils nous apporteront une expérience, précieuse (en Ukraine nous avons un système de maisons de répertoire, différent du fonctionnement en stagione).
En cette période troublée, les conservatoires ukrainiens travaillent en format hybride, avec tout le travail théorique en visio mais quelques cours pratiques "sur place", dans des bâtiments d'académie seulement s'ils sont équipés d'abris anti-bombardements. À Kharkiv ce n'est tout simplement pas possible, les bâtiments étant détruits et la ville étant bombardée. Le Covid nous a préparés au distanciel mais les musiciens ont aussi besoin d'accès, physique, aux instruments (notamment pour les pianistes, harpistes, contrebassistes).
Le support de la culture
D'après des enquêtes, entre 70 et 80% des artistes ukrainiens sont toujours en Ukraine et travaillent autant que possible. Nos musées ont mis toutes les pièces précieuses à l'abri mais mettent en œuvre des projets d'art contemporain. Lorsque vous entrez dans les salles vides d'un immense musée pour voir une exposition résonnant bien entendu avec la guerre, c'est un sentiment particulier mais qui permet à l'art de continuer. Les résidences et les créations continuent, la vie artistique aussi.
Les artistes renommés au niveau mondial participent aussi à l'effort de guerre en mobilisant les troupes, en faisant du travail humanitaire et caritatif, à travers le pays. La vie artistique ne cesse jamais. Elle vit, même dans des abris anti-bombes, des refuges, des stations de métro où les leçons artistiques pour les enfants continuent.
Et les ukrainiens à travers le monde soutiennent notre cause avec leur travail. Les instituts ukrainiens mènent également de nombreux projets (notamment en ce moment avec le Royaume-Uni où était prévue une année culturelle via des échanges, et qui est devenue une saison ukrainienne au Royaume-Uni).
Le secteur culturel ukrainien est une inspiration pour tous : les artistes continuent leur travail et de montrer ce qu'est l'essence de la vie, ce pour quoi nous nous battons, notre culture (les Russes ont bombardé et détruit jusqu'au musée dédié au philosophe Grigori Skovoroda, dont nous célébrons les 300 ans : cet endroit est au milieu de "nulle part". Nous Ukrainiens considérons donc cela comme une attaque délibérée, exclusivement contre notre culture).
L'ennemi attaque notre identité même, reniant notre droit à un état indépendant, à un futur indépendant, à une culture autonome. La culture est donc à la fois notre soutien et notre objectif. Ces initiatives et ces temps sont aussi une occasion de continuer à renforcer la culture artistique ukrainienne qui a trop longtemps et souvent été considérée comme périphérique, folklorique, dépendante d'autres civilisations.
L'Opéra est un symbole de la vie d'une nation et de la vie d'une cité.”
La Couronne d'Or est retransmise via OperaVision le 25 octobre 2022 à partir de 19h (et restera disponible jusqu'au 25 avril 2023 à 12h), grâce aux participations suivantes :
Depuis l'Opéra national de Finlande, Minna-Leena Lahti incarnera Myroslava, Tuomas Miettola sera Maxim Berkut et Arttu Kataja Tugar Vovk accompagnés au piano par Hans-Otto Ehrström.
À l'Opéra National de Lviv, Taras Berezhanskyi sera Zakhar Berkut avec le chœur d'hommes de la maison et Marianna Rusak au piano.
À l'Opéra National de Pologne, Justyna Khil sera Myroslava, Adrian Domarecki Maxim Berkut, et Adrian Janus Tugar Vovk accompagnés de Klara Janus au piano.
Au San Fransisco Opera, Zakhar Berkut sera incarné par Stefan Egerstrom avec la pianiste Kseniia Polstiankina Barrad.
Le Royal College of Music réunira Michael Gibson et Jamie Woollard (Maxim Berkut et Tugar Vovk) avec Paul McKenzie au piano.
Au Teatro dell'Opera di Roma, Agnieszka Jadwiga Grochala, Rodrigo Ortiz et Arturo Espinosa incarneront Myroslava, Maxim et Zakhar Berkut avec Elena Gurina au piano.
La Présentatrice Ella Marchment et les narrateurs Illia Kozlov, Marina Duane, Iryna Horodnycha interviendront depuis la Shenandoah University aux États-Unis.