Pretty Yende à Bastille : La Lucia Rêvée !
Pretty Yende est une Lucia di Lammermoor qui restera définitivement dans les mémoires. Dès son entrée sur le plateau, elle s'approprie un espace qu'elle semble découvrir pour la première fois. Dès sa première note, le son est à la fois issu d'une gorge bouillonnante de chaleur et un filin puissant comme l'acier. Ses notes douces sont assurées et d'une parfaite justesse, depuis l'émission jusqu'à la résonance. Sa ligne vocale pourrait être disséquée, ralentie à l'extrême, elle ferait entendre alors toutes les hauteurs de la gamme, toutes parfaitement assurées et d'une richesse seulement comparable à la note suivante. Ses graves rendraient jalouse une mezzo-soprano dramatique et sa voix suraiguë est une lance jetée en plein cœur sans qu'elle ne se départisse de son sourire amoureux qui se change en rictus de folie. Sa voix est un souffle absolu qui reste homogène et éloquent en permanence, même lorsque la mise en scène l'allonge la tête vers l'arrière à 5 mètres du sol, même lorsqu'elle doit se balancer du milieu du plateau au milieu de la fosse, se percher sur des barres parallèles ou bien au troisième étage d'un lit superposé. Or, son chant rivalise avec son jeu d'acteur : elle semble défaillir debout et ne tenir que par le fil pur de sa voix lorsqu'elle est habillée en robe de mariée, forcée à l'union, littéralement écartelée en Christ supplicié avec ses bras tirés d'un côté par son frère, de l'autre par son époux haï. Le son est riche sur tout son registre et remplit l'opéra Bastille (comme il remplirait assurément la place de la Bastille), même lorsqu'elle tourne le dos, est à genoux le visage baissé, serre les dents de rage ou ferme la bouche.
Pretty Yende en Lucia di Lammermoor (© Sebastien-Mathe)
Sur un plan purement physique et physiologique, sa voix est une sublime aberration : son mezzo piano couvre sans aucun effort l'orchestre et les chœurs, même lorsqu'ils jouent fortissimo. Donizetti multiplie les passages où Lucia et les instruments se répondent, notamment avec les flûtes. L'héroïne dialogue alors en vocalises (sans prononcer de paroles) ce qui illustre sa perte du langage et donc la folie. Ces duos mettent traditionnellement en rivalité la chanteuse avec les instruments, mais ici il n'y a pas photo et même, alors que la flûte joue parfois les mêmes notes que Lucia afin d'aider celle-ci à garder sa ligne délicate, c'est plutôt Pretty Yende qui semble donner sa justesse aux instruments. La pureté de ses notes pointées dans l'aigu fait taire les flûtes et le piccolo. Ses trilles aussi bien que son legato (liaisons entre les notes), auquel elle ajoute de longues notes vibrées dramatiques, font la leçon aux violons. Si Pretty Yende souhaitait déployer tout son potentiel vocal, l'ensemble des chanteurs et instrumentistes pourrait s’époumoner, seule Lucia serait entendue. Mais, d'une intelligence artistique rare, elle parvient sans cesse à mettre en valeur ses partenaires, trouvant les registres pour porter leurs voix avec la sienne. De fait, lorsqu'elle choisit de présenter toute l'étendue de sa puissance vocale et dramatique dans la grande scène de sa folie, le public est éberlué. Chacune de ses interventions entraîne une longue ovation et le triomphe debout que lui font les spectateurs provoque l'interruption du spectacle. Cette nouvelle superstar, née dans les pires bidonvilles réservés aux noirs d'Afrique du Sud, offre alors un salut ému aux larmes. La scène finale la montre dominant le plateau à 8 mètres au-dessus des autres chanteurs et seule dans la lumière. Une juste métaphore de la soirée et de son avenir dans le monde lyrique. Pretty Yende est la soprano à ne plus rater sous aucun prétexte (Retrouvez ici la vidéo de son incroyable scène de la folie). Du haut de ses 31 ans, elle nous promet encore une longue carrière et, lorsque dans quelques années le timbre de sa voix évoluera vers la puissance dramatique qu'elle sait déjà convoquer, elle entrera assurément dans la légende. Cette soirée rappelle d'ailleurs celle qui vit débuter à Bastille une autre Lucia devenue légende, précisément dans cette mise en scène. C'était en septembre 2013 et Sonya Yoncheva imposait son nom dans la courte liste des sopranos les plus demandées au monde.
Pretty Yende en Lucia di Lammermoor (© Sebastien-Mathe)
À côté de Pretty Yende, les cinq chanteurs solistes paraissent d'autant plus figés, campés dans des bottes militaires montant au-dessus des genoux et demeurant raides dans leur attitude, les jambes systématiquement arquées et la colonne vertébrale penchée d'un côté. Le frère de Lucia, Enrico Ashton, est chanté par Artur Ruciński avec un timbre de baryton assuré, déployant parfois un aigu maîtrisé ou retombant dans le grave d'un vibrato haché. Il ne joue à aucun moment la colère hargneuse qui inspire pourtant ce personnage ambigu mais il se félicite lui-même de la longueur de son souffle, opinant dans ses très longues conclusions de phrase qui emportent l'assentiment du public.
Artur Ruciński (Enrico Ashton) et Pretty Yende (© Sebastien-Mathe)
Edgardo di Ravenswood pour lequel se damne Lucia est incarné par Piero Pretti. Le ténor sait se tourner vers le public pour se faire pleinement entendre. Il associe un jeu dramatique ampoulé et répétitif, toujours froncé, à une voix rossinienne qui convoque ses justes aigus à l'envie, sans faiblesse dans son registre, mais sans non plus de transition entre ses aigus et ses graves.
Pretty Yende et Piero Pretti (Edgardo di Ravenswood) (© Sebastien-Mathe)
Oleksiy Palchykov fige le mari Arturo Bucklaw, savourant avec cynisme cette union forcée. Il est pincé et altier dans sa démarche comme dans sa production vocale, ouvrant grand la bouche mais gardant les coins de ses lèvres rapprochés. Raimondo Bidebent a la voix cérémonielle de Rafal Siwek, habitué aux rôles d'inquisiteur et de commandant. En place, sa ligne est sans fioriture aucune. Ses sons ne sont jamais projetés, mais tous sont soutenus, hormis dans le grave. En effet, il est bien davantage un baryton-basse qu'une véritable basse et, de fait, s'il exécute ses airs avec sérieux et application, les ensembles dont il devrait être la fondation manquent de support. Au début du dernier acte, Donizetti offre à Raimondo un air poignant où il annonce la folie de Lucia dans des notes graves qui doivent permettre de le démarquer du chœur qui le rejoint bientôt... l'effet n'est donc pas obtenu ici. Yu Shao conclut le plateau masculin avec un Normanno impassible et mécanique peu audible. Appliqué, il est en rythme et fait des efforts d'articulation. Heureusement, Donizetti sait mettre en valeur ses chanteurs, multipliant les passages vocaux où l'orchestre se fait pianissimo, pizzicato, voire reste silencieux. Enfin, Alisa (Gemma Ní Bhriain) se penche avec empathie vers Lucia. Elle a la voix d'une chanteuse de métier, à sa place dans une telle production.
Rafal Siwek (Raimondo Bidebent), Pretty Yende et Yu Shao (Normanno) (© Sebastien-Mathe)
L'Orchestre dirigé par Riccardo Frizza est très beau dans le pianissimo des percussions et des cors liés. Le son est presque maintenu en sourdine tout du long, à l'exception de rares sfonrzando (forte subits). Cette maîtrise mesurée associée à une direction claire, sage et en place jusque dans les accents et les ralentis offre un piédestal aux prouesses vocales. Le Chœur de l’Opéra national de Paris a la voix engoncée des bourgeois qu'il interprète mais sait parfois offrir de beaux mezza vocce (chanté à mi-voix, articulé souplement et avec beaucoup d'air). Perché au sommet de la scène qu'Andrei Serban et William Dudley (le metteur en scène ainsi que le créateur des décors et costumes) ont pensé comme une arène, l'élite nantie jette des pièces ou des cotillons aux gymnastes, escrimeurs et lutteurs qui les distraient. Dans la scène de la folie, ces riches voyeurs observent, hautains, la déchéance de l'héroïne. Ils rappellent alors les amphithéâtres médicaux du XIXe siècle dans les loges desquels jeunes médecins et curieux venaient observer les opérations chirurgicales et les maladies nerveuses. Des ponts inaccessibles restent repliés en hauteur, symbolisant les liens impossibles entre les familles de Lamermoor et Ravenswood, mais aussi le gouffre entre classes sociales. C'est seulement à l'occasion de la noce que ces ponts rabaissés au sol deviennent des échelles, mais à sens unique : les bourgeois descendent parmi le bas peuple afin de se faire tirer le portrait parmi ses amuseurs. Le riche fait à son bouffon sportif l’aumône en distribuant les billets qui emplissent ses valises et les Louis d'or qui se déversent de ses bourses. En échange, les gymnastes soulèvent le marié sur un palanquin improvisé avec les barres parallèles.
Aussi incroyable que cela paraisse, il reste encore des places pour cette Lucia ainsi que des tarifs abordables pour son récital aux Champs-Elysées à ne rater sous aucun prétexte (en cliquant ici), pour parfaitement finir la saison !
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