Les amours du baroque franco-britannique aux Champs-Élysées
Ce n’est pas la première fois que ces deux œuvres sont réunies dans une même soirée (Les Arts Florissants interprétèrent ainsi ce diptyque sous la direction de William Chistie en 2001 dans ce même Théâtre des Champs-Elysées, puis à travers le monde). L’association de ces deux opéras de moins d’une heure est pertinente, tout d’abord parce qu’ils furent composées à la même période (fin des années 1680), ensuite parce que Didon et Enée est une commande faite à Purcell par le souverain Charles II, afin de doter le royaume britannique d’un opéra en langue anglaise qui soit l’équivalent de la tragédie lyrique à la française de Lully et Charpentier. Les deux œuvres relatent le destin tragique d’amours rendues impossibles par des raisons socio-politiques : le chasseur Actéon convoitant la déesse Diane, tandis qu'Enée, descendant de Troie, doit quitter Didon pour partir fonder l’Empire Romain.
Pour rendre compte de ces événements tragiques dans l’esprit baroque qui enchaîne le drame amoureux et politique avec la légèreté guillerette des nymphes ou le grinçant des sorcières, il faut un orchestre d’une absolue maîtrise et d’une variété infinie de caractères. Les vingt instrumentistes des Talens Lyriques se montrent à la hauteur de l’enjeu et davantage encore. Par dessus toutes ses qualités appréciables, l’ensemble est parfaitement en place, comme si les musiciens jouaient d’une seule voix. Le son est ainsi d’une richesse qui emplit le Théâtre des Champs-Elysées. Dans une seule et même ligne musicale, se font entendre des hautbois chantants, des flûtes incroyables de rondeur, un basson à la belle chaleur et à la technique remarquable, le clavecin dont la douceur rivalise avec la précision et dont l’instrumentiste joue également d'un magnifique orgue positif (petit orgue que l’on peut déplacer et “poser”). Enfin, les cordes alternent des notes pointées d’une grande subtilité avec des lancers d’archet puissants, parfaitement maîtrisés. Les contrastes de nuance ne sont pas obtenus simplement en jouant plus ou moins fort, mais plutôt par la maîtrise de l’ensemble orchestral qui peut choisir de produire un son plus ou moins lointain. Mesurées dans Actéon, ces variations de nuances s’exacerbent dans Didon et Énée où les pianissimi côtoient les déchaînements orchestraux avec le bois des archets qui claque sur les instruments. À la tête de cet orchestre, Christophe Rousset est impérial. Paré d’un nœud papillon violet qui semble marier la robe rouge de Diane et la robe bleue de Didon, il donne tous les départs aux musiciens et guide les chanteurs dans leur articulation. Sûr de sa direction, il danse sa musique et sait lorsqu’il n’a pas même besoin de la diriger.
Christophe Rousset (© Eric Larrayadieu)
Alignés au devant de la scène pour ces versions de concert, les chanteurs savent marier leur voix par un travail commun de timbre et de prononciation. En harmonie avec les instrumentistes, ils présentent un bel équilibre chaque fois qu’ils chantent tous les huit, ou bien lorsqu’ils alternent dans de plus petits ensemble que Purcell et surtout Charpentier se plaisent à multiplier.
Daniela Skorka incarne la Diane convoitée par Actéon, puis Belinda qui conforte Didon. Bien qu’Israëlienne (comme Yaïr Polishook qui incarne Enée), sa prononciation du français de Charpentier est admirable, d'une beauté presque désuète. Avec son compatriote et Vivica Genaux lorsqu’elle incarne Didon, Daniela Skorka est la seule à chanter sans l’aide de la partition, accentuant ainsi son jeu. Vocalement, les fins de ses phrases découvrent un beau vibrato et elle sait les orner de quelques appogiatures (ornements qui prolongent une dissonance). Si elle serre un peu dans le grave en baissant le menton pour aller chercher ses notes, ses aigus sont assurés. Dans la seconde partie de la soirée, elle est une Belinda qui s’adresse autant aux personnages qu’au public pour transmettre l’histoire et les émotions de son regard puissant. Une belle découverte et une artiste à suivre !
Daniela Skorka (© PhilippeDelval)
Cyril Auvity hérite du rôle-titre d’Actéon. Dans son premier air “Déesse par qui je respire”, il fait entendre un timbre clair et des sons piani presque fermés. Hélas, sa voix ne résiste pas à la longueur de la ligne vocale. Le problème subsiste dans l’air suivant “Liberté, mon cœur”. Le public s’inquiète de cette gorge qui se serre et de la justesse qui se perd. Heureusement, certains passages sont moins aigus et plus doux, notamment dans son dernier air “Mon coeur autrefois intrépide, quelle peur te saisit ?” dans lequel il est pris en tenaille entre deux trios vocaux. Il montre alors ses qualités de jeu et d’interprétation en insufflant une mélancolie à ses longues tenues. Il lance parfois même sa voix dans des expressions crédibles, qu’il sait mettre à profit dans Didon et Enée en campant un marin luxurieux.
Cyril Auvity (© Philippe-Matsas)
Junon, la reine des Dieux est chantée de manière dramatique, grinçante et le sourcil froncé par Vivica Genaux. Ce choix étonnant ne correspond pas au personnage et ne met pas en valeur sa voix, en laissant toutefois entrevoir, mais sur deux notes seulement, un vibrato puissant. À l’inverse, après l’entracte, elle chante autant qu’elle vit le rôle de Didon. Rompant l'alignement des chanteurs, elle se place en retrait et de profil pour s'avancer lentement jusqu’à ce que vienne son tour de chanter. Son jeu fait alors oublier qu’il s’agit d’une version de concert : elle enchaîne les postures signifiantes qui rappellent les sculptures ou les peintures baroques. Dans des regards noirs ou désespérants de douceur, elle prend puis repousse la main de sa confidente Belinda (tenir la main d’un autre chanteur ou bien serrer ses propres mains est un outil très utile pour les chanteurs car cela aide à tenir son souffle en le contrôlant avec la pression exercée par les mains). Didon enlace puis rejette violemment Enée et lorsque vient son air final “When I am laid in earth”, l’un des plus sublimes du répertoire, elle a la raideur d’une morte puis la souplesse des flots dans lesquels une reine se serait noyée. Ce jeu est soutenu par un chant au long souffle, avec des ornements et un vibrato qui font trembler et frémir sa bouche. Elle produit parfois certains sons d'un grave à peine croyable.
Vivica Genaux (© RibaltaLuce Studio)
Yaïr Polishook tient son rôle d'Enée face à cette puissante Didon, grâce à une voix de baryton bien placée, qui sait se faire droite avant de vibrer, et propose parfois un bouleversant piano subito précédant un crescendo d'autant plus expressif. L'autre baryton de la soirée, Étienne Bazola fait entendre sa belle voix grave dès le début de la soirée dans les ensembles. Il confirme dans Didon et Enée, incarnant la magicienne avec une puissante présence scénique, ses yeux écarquillés et ses bras ouverts, sa voix maîtrisant de grands glissandi (glissements contrôlés du grave vers l’aigu ou vice versa) vocaux. Les sopranos Anat Edri et Valérie Gabail vont de pair, chantant parfaitement ensemble le pupitre aigu du chœur ou bien les interventions de sorcières. Jean-François Novelli, en esprit envoyé par la magicienne pour tromper Didon, fait entendre le bel aigu de sa voix de ténor en se tendant vers l'arrière. Mathieu Montagne et Paul Crémazy complètent l’ensemble vocal dont nous avons souligné l’harmonie, qui peut donc être notamment mise au crédit de leur travail dans l’ombre.
La soirée s’est achevée sous les bravi du public qui emplit le Théâtre des Champs-Elysées de trois rappels enthousiastes et cadencés.