Clémentine Margaine, place au bel canto, à Verdi et au vérisme
Clémentine Margaine, vous répétez actuellement la production de Calixto Bieito de Carmen, votre rôle fétiche. Comment décririez-vous cette mise en scène ?
Les répétitions ayant commencé hier, je n’en ai à ce stade qu’une vision partielle. Elle prend le contre-pied des productions généralement attendues de Carmen. Par exemple, durant la Habanera, une très belle femme arrive entourée de tous les hommes, ce qui amène le public à penser qu’il s’agit de Carmen, alors qu’elle est en fait en train de se disputer avec son amoureux dans une cabine téléphonique. Il y a beaucoup de petites surprises de ce style. C’est très moderne, très cru et très violent, loin des clichés de la main posée sur la hanche et du flamenco. On est pourtant bien dans l’Espagne, mais on en retrouve surtout la chaleur et la poussière. C’est une mise en scène très sensuelle, qui va loin aussi bien dans la violence que dans son aspect charnel, avec l’objectif d’être dans le réalisme, plus que dans le beau et l’amusant.
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Nourrie des nombreuses productions dans lesquelles vous l’avez chantée (voir sa lyricographie), quelle est votre vision personnelle du personnage ?
Le personnage est complexe et il évolue. Il peut complètement changer d’attitude et de personnalité d’un instant à l’autre : il est difficile de la décrire en quelques mots. Ceci étant, il est vrai que je l’ai beaucoup chanté et que chaque production et chaque partenaire a ajouté une finesse dans ma vision du personnage. En effet, elle vit et réagit en réaction à Don José et d’Escamillo : les interactions avec les interprètes masculins colorent donc la manière de jouer Carmen. C’est un personnage entier, libre, parfois même sauvage. J’aime montrer qu’elle a beaucoup d’humour car cela transparaît dans la musique. Elle réagit toujours de manière inattendue, ce que cette production met bien en avant : on ne sait jamais sur quel pied danser.
Carmen est la féminité incarnée
Carmen est un mélange de plein de sentiments différents et contradictoires. En matière d’interprétation, il me semble important de l’emmener dans plusieurs directions, sans quoi le risque est de tomber dans le cliché. La production de Bieito montre cette complexité : il y a par exemple réellement un moment où elle aime Don José, contrairement à certaines productions dans lesquelles elle est simplement dans le rejet. Il faut toujours veiller à la ballotter entre des attitudes et des sentiments différents, pour dépeindre toutes les facettes d’une femme car elle est la féminité incarnée, et on sait que les femmes sont compliquées ! J’essaie de la faire à la fois agressive, charmeuse et sensuelle.
Vous dites que votre manière de chanter évolue en fonction de l’interprète de Don José. Il s’agit cette fois de Roberto Alagna : comment décririez-vous son Don José ?
Nous avons déjà chanté Carmen ensemble à Berlin. Ceci étant, il s’agissait d’une reprise : nous avons donc très peu répété, comme c’est souvent le cas en Allemagne dans les théâtres de répertoire. Son interprétation est très physique : il dégage beaucoup de puissance, à la fois dans la voix et dans le corps. C’est un homme du sud, au sang chaud, ce qui est important car il doit progressivement devenir fou et violent. Il fait cela très bien.
Lire notre article sur la vision du rôle de Carmen et de la mise en scène de Calixto Bieito des quatre interprètes de la production !
Ce rôle vous a permis de débuter sur de nombreuses scènes : était-ce votre stratégie ou est-ce le fruit du hasard ?
C’est un peu les deux. Je l’ai fait une fois à Berlin. Lors de l’une des représentations, les directeurs de Washington, Chicago, du Metropolitan et de bien d’autres institutions étaient dans la salle. J’ai eu des propositions de toutes ces salles-là, pas uniquement pour Carmen, d’ailleurs : Chicago m’a offert Don Quichotte. Cela s’est présenté comme cela, mais il n’y avait pas meilleur rôle pour faire mes débuts dans ces salles.
Dans quel état d’esprit êtes-vous au moment de le présenter à Paris ?
Ma carrière a commencé à l’étranger, et en particulier en Allemagne, en Italie et aux États-Unis : un peu partout sauf en France. Les rôles que j’ai le plus souvent chantés sont Carmen, Dalila, Charlotte dans Werther, Marguerite dans la Damnation et La Favorite dans sa version française, que j’ai chantée à New York. Si les directeurs d’opéra pensent à moi pour ces rôles, c’est sans doute en partie parce que je suis française, mais c’est aussi parce qu’ils correspondent parfaitement à ma voix. Cela a fait de moi une ambassadrice du répertoire français. C’est la première fois que je vais chanter en France : c’est très émouvant pour moi de faire mes débuts à Paris dans ce rôle qui m’a porté chance et m’a ouvert les portes de nombreux théâtres. J’arrive à la fin d’un cycle et je suis heureuse que cela se passe à Paris, en étant chargée de toute l’expérience que j’ai aujourd’hui de ce rôle.
Clémentine Margaine chante Dalila :
Qu’entendez-vous par la fin d’un cycle : allez-vous arrêter de chanter ces rôles ?
C’est en effet mon idée. Je pourrais passer ma vie à chanter Carmen, tant l’œuvre est jouée. Je vais encore le faire à Covent Garden et à Vienne, puis je vais engager la transition vers le bel canto, avec Roberto Devereux (Donizetti) en ligne de mire. Carmen ne sera jamais loin mais pas au centre de mes saisons, comme ce fut le cas cette année où j’ai chanté le rôle à Sydney, New York et Paris avant Dresde.
Ressentez-vous de la lassitude vis-à-vis du rôle ?
[Elle réfléchit] Absolument pas : dès que je suis sur scène, je suis portée par la passion. C’est un rôle extraordinaire et très complet, tant d’un point de vue vocal que scénique, avec de nombreuses interactions avec le chœur. Ceci étant, j’ai besoin vocalement d’explorer d’autres répertoires pour développer toutes les possibilités de ma voix, sinon le risque serait qu'elle finisse par rétrécir.
Selon vous, qu’est-ce qui retient l’attention de tant de directeurs d’opéra dans votre interprétation de Carmen ?
Je ne sais pas. Revenir à Paris, où j’ai fait mes études, me rend nostalgique : je me souviens qu’un professeur du Conservatoire nous avait demandé quel rôle serait notre rôle fétiche. Déjà, j’avais répondu Carmen, alors même que je ne connaissais que quelques airs : j’avais déjà cette intuition. C’est en effet un rôle qui me convient parfaitement vocalement, qui ne me pose aucune difficulté, hormis le fait que Carmen soit énormément sur scène au cours de la représentation. La couleur de ma voix, sombre et charnue, correspond bien au rôle également. Enfin, sans doute que mon tempérament me permet de bien comprendre le personnage. Même si je n’ai rien à voir avec Carmen, je vous rassure !
Vous faites partie des Carmen les plus demandées des scènes internationales : auriez-vous envie d’en livrer un enregistrement ?
Oui ! J’étudie justement la question d’un enregistrement : cela n’a pas de sens pour moi d’enregistrer un ou deux airs de Carmen. J’aimerais en revanche enregistrer l’œuvre dans son intégralité. Le mieux serait même d’en faire un DVD. Je vais faire une nouvelle production qui sera exposée : cela pourrait être l’occasion !
Il s’agit de vos débuts à l’Opéra de Paris : qu’est-ce que cela représente pour vous ?
C’est là que j’ai eu mon premier contact avec l’opéra, puis je suis souvent venu découvrir des opéras lorsque j’étais étudiante. Cela marque une vraie étape dans ma carrière, après New York en début d’année, qui est une autre maison emblématique et impressionnante. Mais je n’ai pas d’histoire avec New York, alors que j’ai vécu et commencé le chant à Paris : mes proches vont pouvoir venir me voir.
Les huit dates sur lesquelles vous êtes impliquée sont complètes : qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je ne le savais pas. C’est génial ! Cela ne met pas de pression particulière car nous sommes là pour chanter devant des spectateurs : plus il y en a, mieux c’est ! Le faire avec Roberto Alagna, qui est le ténor français par excellence, une vraie entité, c’est très flatteur : j’ai hâte d’y être !
Vous reviendrez la saison prochaine à Paris pour L’Heure espagnole, en Concepcion dont ce sera votre prise de rôle. Il s’agira de la mise en scène de Laurent Pelly : la connaissez-vous ?
Oui, je l’ai vue en vidéo car il en existe une captation. Elle est très colorée et très drôle. Laurent Pelly sait très bien faire les mises en scène rapides, qui demandent du peps, avec du jeu d’acteur dans les moindres détails : j’aime beaucoup cette production. Ce projet me plait aussi car je n’ai pas vraiment fait encore d’opéra d’ensemble, dans lequel tout le monde a un rôle aussi important, requérant beaucoup de jeu scénique. De même, j’ai fait très peu de comédie : je suis habituée aux femmes qui sont tuées à la fin !
Que vous inspire la prochaine saison de l’Opéra de Paris : y a-t-il une production que vous aimeriez particulièrement venir voir ?
Je n’ai pas toute la saison en tête, mais j’ai vu qu’il y aurait un Don Carlos en français. Si j’en ai la possibilité, j’aimerais bien voir cette production : je trouve intéressant qu’il soit donné en français, et Eboli est un rôle que je vais aborder.
Quand prévoyez-vous d’aborder Eboli ?
Ça n’est pas encore planifié : je vais d’abord faire Amneris dans Aida dans deux ans, et Eboli devrait venir ensuite : nous en discutons actuellement.
Comment définiriez-vous votre plan de carrière ?
J’ai beaucoup de rôles de bel canto qui arrivent. Je vais faire La Favorite en version concert à Marseille, avant de prendre le rôle en version scénique à Munich puis au Liceu. C’est un rôle plus vocal que Carmen, qui me correspond parfaitement. Sara dans Roberto Devereux fait aussi partie des rôles que j’attends. Amneris viendra donc ensuite : ce sera un défi encore plus important ! Dans les projets en discussion, il y a enfin une Damnation de Faust et des Troyens (au Festival Enescu à Bucarest) de Berlioz.
À plus long terme, lorsque j’aurai passé du temps à travailler le bel canto pour améliorer la flexibilité de ma voix, ma ligne, mon legato, mon souffle et mon aisance dans l’aigu, j’aimerais développer les rôles verdiens et véristes. C’est à ce moment-là que je pourrais imaginer Eboli, puis Azucena dans Le Trouvère, ainsi que la Princesse de Bouillon dans Adriana Lecouvreur de Cilea ou encore Santuzza dans Cavalleria Rusticana.
Clementine Margaine (© DR)
De quoi votre prochaine saison sera-t-elle donc faite ?
Il y aura une nouvelle production d’Olivier Py du Prophète de Meyerbeer à Berlin. Il s’agit du rôle de Fidès, la mère, qui est impossible à chanter : c’est un gros défi. J’ai déjà commencé à le travailler. C’est un rôle génial : il requiert des vocalises, des aigus, des graves. Il y a tout, et je suis très heureuse de le chanter. J’aurai ensuite L’heure espagnole à Paris, puis un beau projet de tournée avec l’Orchestre symphonique de Chicago, qui me donnera l’occasion de faire mes débuts au Carnegie Hall. Nous interpréterons le Poème de l’amour et de la mer de Chausson, dirigés par Riccardo Muti. Je suis allée vers le chant à mes débuts car j’étais attirée par l’univers du Lied et de la mélodie, et notamment par la mélodie avec orchestre. J’ai déjà chanté Shéhérazade de Maurice Ravel et j’ai le projet d’interpréter Les Nuits d’été de Berlioz. Il m’arrive également de faire des récitals avec piano avec ma sœur qui est pianiste. J’aime ce côté intimiste : j’ai hâte de le développer.
La troupe de l’Opéra allemand de Berlin vous a permis de prendre de nombreux rôles et de monter beaucoup sur scène : pouvez-vous nous décrire cette expérience ?
J’ai eu la chance d’être dans une grande maison, dont le fonctionnement est très différent de celui des institutions plus petites. Il y a beaucoup de chanteurs dans la troupe et beaucoup de chanteurs indépendants sont invités : ce n’est pas l’esclavagisme comme dans certaines maisons d’opéra où les chanteurs de la troupe doivent tout faire. Il est vrai que dans certaines troupes, la soprano doit chanter Manon, Bohème et Traviata dans la même semaine, ce qui est difficile. Mon entrée dans cette troupe a été un moment décisif. Christoph Seuferle, qui m’a embauchée, a travaillé à l’Opéra de Paris et a dirigé l’Opéra de Montpellier pendant des années. Il m’a fait passer une audition et m’a proposé un contrat de troupe cinq minutes après, avec des rôles parfaits pour moi, dont Carmen. J’étais à l’époque totalement inconnue : cela m’a fait un choc que quelqu’un croie à ce point en moi. L’expérience de la troupe a été exceptionnelle. J’ai pris un bain d’opéra : j’allais voir toutes les répétitions. J’ai observé la manière de travailler de tous les grands chanteurs invités, comme Anja Harteros, Leo Nucci ou Anna Netrebko. J’ai été quasiment tous les soirs à l’opéra pendant deux ans. Il y a aussi un côté familial : je connaissais par exemple tous les musiciens de l’orchestre, ce qui change les perspectives. C’est un peu comme si nous faisions de la musique de chambre.
Envisageriez-vous de vous réengager un jour dans une maison d’opéra ?
Non, le directeur lui-même m’a conseillé de partir car j’avais des propositions de nombreuses maisons, notamment aux États-Unis. Je ne pouvais pas rester dans la troupe et répondre favorablement à toutes ces sollicitations. Or, pour que la carrière se développe, c’est important de pouvoir voyager. D’autant qu’il n’y a pas un nombre infini de rôles de mezzo intéressants : au sein d’une troupe, à moins qu’ils ne fassent toutes les bonnes œuvres chaque saison, cela ne suffit plus au bout d’un moment. J’y ai passé deux ans qui ont défilé très rapidement. J’y retourne maintenant en tant qu’invitée : j’y chanterai par exemple Le Prophète de Meyerbeer la saison prochaine.
Vous avez reçu le prix de la révélation lyrique des victoires de la musique en 2011 : que vous a apporté ce titre ?
Ça a fait très plaisir à ma mère ! Le titre a en fait correspondu au moment où j’ai quitté la France pour m’engager à Berlin. Je n’étais du coup pas disponible pour répondre aux propositions qui m’ont été faites en France à la suite de cette récompense. Il m’a tout de même donné beaucoup de confiance et un véritable élan.
Auriez-vous un conseil à donner à Lea Desandre qui a obtenu le prix cette année ?
Elle n’a probablement pas besoin de conseil de ma part. Mon parcours me montre que voyager inspire beaucoup : il faut ouvrir les portes et aller voir comment les choses se passent en dehors de France. Personnellement, j’aime découvrir différents pays, en parler les langues.
Lea Desandre (© Petrus)
Le choix d'un agent est également primordial : quel est son rôle ?
C’est un rôle extrêmement important. J’ai la chance d’avoir un agent qui connait parfaitement le répertoire : il m’a ainsi conseillé d’aborder certains rôles pour lesquels j’étais sceptique au départ mais qui se sont révélés très bien. Par exemple, j’ai pris Dalila sous ses conseils. Il gère également les questions d’agenda. Même si c’est moi qui décide à la fin, son rôle est aussi de m’alerter s’il pense que mon agenda est trop chargé. Quand j’ai accepté Amneris, il y avait énormément de représentations avec seulement un jour entre chaque date. Il m’a conseillé de ne pas accepter la proposition en l’état car il lui semblait important de ménager au moins trois jours entre chaque date. N’ayant jamais chanté le rôle, je lui ai fait une totale confiance et nous avons discuté avec la maison d’opéra pour réaménager ma participation. Il est là pour me protéger !
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