Pretty Yende : « Ce succès change tout et m’ouvre de nouveaux objectifs »
Pretty Yende, vous êtes actuellement à l’affiche de Lucia di Lammermoor à l’Opéra Bastille, dont la Première a eu lieu le 14 octobre dernier (lire le compte-rendu d'Ôlyrix). Quel était votre état d’esprit avant de monter sur scène ?
J’étais très excitée car je travaille sur ce rôle depuis près de cinq ans, lorsque j’étais encore étudiante à l’Académie de La Scala : le chanter est un rêve qui se réalise. Il s’agit de ma première Lucia en version scénique. C'est aussi la première fois que j’en enchaîne six représentations. Lorsqu’il m’a été conseillé pour la première fois de m’intéresser à ce rôle, je n’ai pas cru que je pourrais le chanter un jour car je trouvais mon timbre éloigné de celui que j’avais en tête pour Lucia. Mais lorsque je me suis plongée dans la partition, je me suis rendu compte que je m’améliorais à chaque séance de travail. J’ai donc poursuivi cette quête. J’attendais avec impatience de savoir comment Paris recevrait mon interprétation. J’étais loin de me douter que je recevrais une standing ovation le soir de la Première !
Et dans quel état d’esprit étiez-vous en descendant de scène après le spectacle ?
J’étais heureuse ! Après ma dernière intervention, le spectacle se poursuivait car Edgardo a encore une aria à chanter après l’air de la folie. J'attendais en coulisse car je dois faire une dernière apparition à la toute fin du spectacle. Je bondissais de joie et d’excitation, peinant à croire ce qui venait de se produire. Surtout, cela m’encourage à poursuivre mon travail pour explorer encore davantage le personnage et sa vocalité : d’autres productions de Lucia viendront et j’ai hâte de découvrir comment je parviendrai à faire grandir et évoluer ce personnage.
Comment est née l’idée de chanter ce rôle ?
Lorsque j’étudiais à la Scala, Ilias [Ilias Tzempetonidis, Directeur du casting à l’Opéra de Paris, qui occupait à l’époque cette fonction à la Scala, déjà sous la direction de Stéphane Lissner, ndlr] m’a demandé ce que je voulais faire. Je lui ai répondu que j’avais d’abord besoin de travailler : je savais que je disposais d’un certain talent, mais j’avais besoin de mieux savoir utiliser ma voix. Il m’a indiqué ce qu’il me croyait capable d’interpréter en me montrant des photos de La Callas chantant Marie Stuart, Anna Bolena, La Somnambule ou encore Les Puritains. Je ne m’en suis d’abord pas cru capable, mais j’aime les défis. Je crois que les défis font grandir, même si on ne les atteint pas toujours. Le plus difficile a donc été de me convaincre moi-même que je pouvais le chanter, d’y croire. Finalement, j’ai décidé de le travailler et je l’ai pris en version concert en Afrique du Sud, pour me sentir en confiance.
Pouvez-vous nous décrire la Lucia que vous interprétez dans cette production ?
Ce n’est pas la Lucia traditionnelle. Il y a un écart entre la Lucia telle qu’elle a été écrite à une époque lointaine, sa vision par Andrei Serban [le metteur en scène de la version actuellement à Bastille, ndlr] et ce que j’ai pu y incorporer. La Lucia qui en résulte n’a pas la chance de choisir sa destinée. Elle n’est qu’une fille simple qui aime la vie et qui aime Edgardo, qui est la lumière qui brille en elle. Tandis qu’on la croit folle, elle ne fait que vivre sa vie rêvée. Pour elle, tout va bien, elle est dans son monde parfait. La folie n’est que sa manière de s’évader vers ce monde merveilleux auquel elle n'a pas accès dans la vie réelle.
Quelles évolutions du personnage aimeriez-vous travailler ?
Je ne sais pas encore. Il y a quelque chose de si profond chez Lucia que n’en observer qu’un aspect n’est pas suffisant. J’espère être inspirée par la musique et par les chefs d’orchestre et les metteurs en scène avec lesquels je vais travailler ce rôle pour découvrir d’autres facettes du personnage.
Les spectateurs avaient les larmes aux yeux durant l’air de la folie. Qu’avez-vous ressenti depuis la scène ?
Sur le moment, je ne l’ai pas ressenti. J’étais concentrée pour m’imprégner de ce que l’inspiration du moment pouvait apporter au personnage car on peut toujours se préparer et répéter : chaque soir, l’interprétation est nouvelle. Par ailleurs, je ne m’étais pas imaginé que cela se passerait ainsi !
Votre perception en a-t-elle été différente lors de la seconde représentation ?
Bien sûr, lors de la seconde représentation, j’étais libérée ! Le fait de savoir que mon interprétation avait été acceptée -et bien plus encore-, m’a permis de ne plus penser à cet aspect et de me plonger dans la musique. J’espérais juste être capable de reproduire cet état de grâce et que le public soit touché par cette musique poignante.
Que ressentez-vous à l’idée de produire de telles émotions ?
C’est quelque chose de très spécial. Je me souviens de cette puissance presque surnaturelle qui m’a touchée lorsque j’ai écouté de l’opéra pour la première fois. Je ne pouvais pas l’expliquer. Immédiatement, mon âme a voulu participer à cela et partager la joie que je trouve dans la musique. Quand les émotions parviennent ainsi à trouver le public, je le vis comme un accomplissement de cet objectif et j’ai l’impression de participer, à ma manière et à mon échelle, à œuvrer à un monde plus beau.
Pretty Yende en Lucia à Bastille (© Sebastien Mathe)
Dans cette mise en scène, vous devez chanter dans des positions difficiles : en étiez-vous consciente au moment de vous engager ?
Pas complètement. Ce n’est qu’après avoir signé que j’ai fait des recherches et que j’ai vu des images de June Anderson [qui interprétait le rôle lors de la création de la production en 1995, ndlr]. Je dois confesser que c’est un vrai défi physique. C’est l’inconvénient d’entrer dans une production qui n’a pas été pensée pour vous. Heureusement, Andrei Serban et toute l’équipe de l’Opéra m’ont aidée à l’adapter à mes capacités et à mon tempérament. Malgré cela, chaque représentation reste un défi. Heureusement, je ne suis pas sujette au vertige, car je dois monter très haut ! Même en ayant vu la vidéo, j’ai été très impressionnée lorsque j’ai vu le décor pour la première fois. De même, chanter sur cette gigantesque balançoire est difficile car je perds contrôle. C’est très différent des répétitions où je travaillais avec une bonne posture !
Aviez-vous en tête en vous engageant sur cette production que c’est grâce à ce rôle, dans cette mise en scène et dans ce lieu, que Sonya Yoncheva est devenue une véritable vedette en France ?
Chanter ce rôle était déjà un grand défi : j’ai exclu de mes pensées tout ce qui pouvait nuire à ma confiance. Bien sûr, je n’ignorais pas l’historique de la production et toutes les grandes chanteuses qui l’avaient portée : June Anderson, Natalie Dessay qui a connu un grand succès dans ce rôle, Mariella Devia, avec qui j’ai travaillé le rôle à Rome et, bien entendu, Patrizia Ciofi et Sonya Yoncheva. Lorsque l’on regarde en arrière, on se dit que le costume est grand ! Mais il fallait que je me fasse confiance, que je fasse confiance à la musique et que je me concentre sur ce que je voulais exprimer.
Ce succès change-t-il quelque chose à la manière dont vous percevez la suite de votre carrière ?
Ce succès change tout. Il m’encourage et me rapproche de mes prochains objectifs : Anna Bolena, Marie Stuart, et Elisabeth dans Roberto Devereux.
Bien sûr. Lucia est l’un des rôles les plus exigeants du bel canto. Ce succès me donne le courage d’aller plus loin dans ce répertoire. En ce qui me concerne, je savais que si mon interprétation était bien reçue ici à Paris -je n’imaginais même pas recevoir une standing ovation !-, cela me pousserait à accepter d’autres contrats pour d’autres rôles dans de grandes maisons. Il y a toujours une stratégie et une réflexion sur les objectifs à atteindre qui me poussent d’un contrat vers le suivant. On m’a proposé des opportunités incroyables. Mais je dois m’assurer que je suis prête lorsque j’accepte l’une d’entre elles, afin d’avoir plus à y gagner qu’à y perdre. Ainsi, ce succès change tout. Il m’encourage et me rapproche de mes prochains objectifs.
Quels sont donc vos prochains objectifs ?
Donizetti a écrit d’autres rôles magnifiques. Si ma voix le permet, mon prochain objectif serait de chanter les trois reines : Anna Bolena, Marie Stuart, et Elisabeth dans Roberto Devereux. Rien n’est encore planifié : cela reste encore pour l’instant un rêve.
Pretty Yende (© Kim Fox)
Revenons sur votre parcours. Vous avez découvert l’opéra très jeune et avez commencé le chant peu après. Comment avez-vous appris la technique vocale lyrique ?
J’ai eu très tôt un très bon professeur de chant, Virginia Davids, avant même de passer par La Scala. J’ai commencé mon apprentissage en cherchant à chanter de la manière la plus naturelle possible, pour trouver mon timbre naturel. Le temps et la technique ont ensuite permis de développer cette voix. Puis j’ai eu de grands professeurs à La Scala : Mirella Freni, Luciana Serra ou encore Renato Bruson. Tous m’ont encouragée à faire grandir ma technique vocale à partir de mon instrument et non comme quelque chose d'extérieur qu'il m'aurait fallu intégrer. C’est ce qui me permet aujourd’hui de travailler ce répertoire, car il n’était pas prévisible à l’époque que je puisse avoir tant de facilité dans les aigus, dans la coloration de ma voix, dans ma gestion du souffle ou dans mon phrasé. Lorsque Mirella Freni m’a incitée à travailler le bel canto, elle l’a fait pour m’aider à maîtriser ma voix. Car sur scène, il faut avoir une telle maîtrise de son instrument que le chant parait simple : les spectateurs doivent penser qu’ils peuvent le faire aussi !
Que retenez-vous de votre passage à l’Académie de La Scala ?
J’ai eu le choix entre plusieurs académies d’opéra. Mais la Scala était un rêve qui se réalisait : je voulais maîtriser la langue et tout savoir sur la culture italienne, à commencer par leur façon de faire les pâtes ! Les premières semaines ont été très difficiles car je ne me sentais pas prête, mais cela a été très formateur de ressentir l’essence de ce qu’est l’opéra pour les italiens. J’ai beaucoup appris en étudiant les réactions du public de La Scala.
Vous avez très vite commencé sur les plus grandes scènes internationales. Comment expliquez-vous cette précocité ?
C’est le destin !
Avez-vous eu conscience dès le départ que ce destin vous attendait ?
Non. Ce n’est pas quelque chose que j’avais anticipé. Lorsque j’ai commencé le chant, je n’avais pas conscience qu’il me faudrait quitter la maison pour vivre à Cape Town, puis visiter le monde et découvrir combien la compétition est intense dans le milieu de l’opéra. Je n’en avais aucune idée.
Vous avez débuté à Bastille dans le Barbier de Séville la saison passée : que retenez-vous de ce moment ?
Rosina et Lucia sont deux filles extrêmement différentes. J’ai pris beaucoup de plaisir à interpréter Rosina. D’ailleurs, Rossini me porte bonheur : j’ai débuté à la Scala dans L’Occasion fait le larron, au Metropolitan avec Le Comte Ory, puis à Paris dans Le Barbier. C'était un moment fabuleux.
Pretty Yende et Lawrence Brownlee dans le Barbier de Séville (© Julien Benhamou)
Quel sera la prochaine scène sur laquelle vous débuterez ?
L’un de mes autres rêves -et je suis ravie de l’avoir enfin dans ma liste !- était le Royal Opera House à Covent Garden. J’y chanterai L'Elixir d’Amour au mois de mai. Je débuterai également dans quelques semaines à Munich avec le même rôle.
Vous avez participé à un talk show populaire en France, Quotidien, dans le cadre de la promotion de la production : quels étaient vos objectifs ?
La musique est la nourriture de l’âme et toute âme devrait avoir le droit d’en manger
L’opéra me rend heureuse et je veux partager cette joie avec le plus de personnes possible. Toute plateforme pouvant me permettre d’atteindre cet objectif m’intéresse. La musique est la nourriture de l’âme et toute âme devrait avoir le droit d’en manger ! Cela me plaît donc d’abaisser les frontières de l’opéra.
Avez-vous déjà prévu de rechanter à l’Opéra de Paris au cours des saisons à venir ?
Oui ! J’aurai l’occasion de revenir à plusieurs reprises. Je ne peux rien annoncer pour l’instant, mais ce seront de bonnes surprises.
Vous chanterez en récital au Théâtre des Champs-Élysées en fin de saison (réservez votre place sur Ôlyrix) : quel en sera le programme ?
Le programme reprendra des airs de mon album, A journey, extraits des répertoires bel cantiste et français : j’adore chanter en français !
De nouveaux rôles en français sont-ils prévus dans votre agenda ?
(En français) Bien sûr ! Je vais prendre le rôle de Juliette dans Roméo et Juliette de Gounod au Metropolitan en décembre. Il y aura également plus tard Manon de Massenet. J’aurais aussi des Pêcheurs de Perles et Benvenuto Cellini, puis encore La Fille du Régiment.
Comment préparez-vous un nouveau rôle ?
Quand j’accepte le contrat, je dois déjà connaître le rôle afin d’être certaine qu’il sera adapté à ma voix. Ensuite, je le travaille avec mon coach. Chaque rôle a ses difficultés qui me font grandir en tant qu’artiste, vocalement et théâtralement : je commence par chercher à les découvrir. Après, mon entourage m’aide à le travailler : le pianiste, mon coach, mon professeur de chant, mais aussi le metteur en scène et le chef d’orchestre. J’ai beaucoup de monde pour m’aider. J’écoute aussi les artistes qui m’ont précédée. L’évolution des interprétations m’intéresse, ainsi que de découvrir, dans chaque interprétation, ce qui touche tant le public. Le fait d’en écouter beaucoup m’évite d’essayer, consciemment ou non, d’en imiter une.
Quels sont les rôles qui vous font rêver ?
J’ai déjà mentionné les Trois Reines de Donizetti. J’aimerais aussi aborder un jour la Traviata ou encore Luisa Miller de Verdi, mais ça ne se fera pas avant des années. Aborder ce rôle de Violetta serait un moment déterminant dans ma carrière. Pour réaliser ces rêves, je dois être très prudente quant aux chemins que j’emprunte : j’ai été obligée d’apprendre à dire souvent non. Parfois, je sais que je peux chanter le rôle, et qu’il est excitant, mais s’il m’éloigne de mon objectif, je le refuse.
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