Interview de Gabrielle Philiponet : « Plus je fais ce métier, plus il me passionne. C’est une drogue »
Gabrielle Philiponet, vous prendrez dans deux heures le rôle de Fiordiligi dans Cosi fan tutte de Mozart mis en scène par Frédéric Roels à l’Opéra de Rouen. Vous avez déjà chanté Despina : ce changement de rôle modifie-t-il votre vision de l’œuvre ?
Je vois l’œuvre sous un nouvel angle, en effet, mais cela est plus dû à la mise en scène de Frédéric Roels, qui a une lecture très particulière de l’œuvre, qu’au changement de personnage. Par contre, il est toujours excitant de pouvoir aborder un autre rôle d’une même œuvre. Cette saison, le hasard fait que je vais enchaîner sur un cas de figure similaire, puisque je vais prendre dans quelques jours le rôle de Mimi dans La Bohème après avoir chanté Musetta [elle prendra aussi le rôle de Lisa dans Le Pays du sourire de Léhar après avoir chanté celui de Mi, ndlr]. Le rôle est plus facile à aborder car j’ai une connaissance plus approfondie de l’œuvre. Je la connais bien, donc la prise de rôle est plus confortable.
Le livret de Cosi fan tutte est parfois décrié pour sa naïveté : qu’en pensez-vous ?
Effectivement, dans sa forme la plus classique, il y a des aspects naïfs, avec le jeu des conventions qui font que les femmes ne reconnaissent pas leurs amants déguisés. Dans cette production, l’œuvre est cependant traitée d’une tout autre façon, plus réaliste. Elle se préoccupe également plus des désirs des personnages. C’est une approche plus contemporaine, mais aussi plus véridique.
Gabrielle Philiponet et Annalisa Stroppa dans Cosi Fan Tutte par Frédéric Roels (© JPouget)
Pouvez-vous nous décrire la mise en scène de Frédéric Roels ?
Frédéric a retiré toute idée de morale qui imprègne le livret et qui est liée à l’époque. Ici, les femmes décident de tout, ce qui est très amusant à faire. Les personnages évoluent dans un milieu très bourgeois. Ce sont des jeunes qui participent à des rallyes, qui s’ennuient et qui voudraient vivre quelque chose de fou avant de se marier et de s’ennuyer de nouveau pour le reste de leur vie. Il y a quelque chose de très excitant et d’exaltant. C’est très intéressant également dans le parcours des personnages. Dorabella et Guglielmo parviennent à reprendre leur vie après cette expérience d’un soir. En revanche, Fiodiligi et Ferrando sont marqués à jamais car ils tombent réellement amoureux.
L’association entre Mozart et da Ponte est absolument merveilleuse, notamment d’un point de vue théâtral. Je suis moi-même absolument passionnée par le théâtre. Je me sens d’ailleurs autant comédienne que chanteuse. Mais la lecture de l’œuvre qu’a eue Frédéric permet à mon personnage d’avoir un parcours psychologique beaucoup plus profond et assez complexe, et du coup très intéressant à jouer. Fiodiligi est la plus sévère, la plus responsable parce qu’elle est l’aînée. Elle est également plus consensuelle dans sa manière de voir les choses. Elle résiste tout de même à l’ordre établi et à ses désirs, ce qui est intéressant : le personnage passe par des moments de légèreté, de douleur, d’abandon et d’amour sincère. Il est passionnant de jouer tous ces états en une soirée.
Comment avez-vous collaboré avec Frédéric Roels pour mettre en place cette vision originale de l’œuvre ?
Frédéric a son idée de départ, son fil conducteur qu’il maintient tout du long. Ce que j’ai beaucoup apprécié, c’est qu’il nous a tout de même laissé une grande liberté : nous avons construit ensemble toute la mise en scène. Nous avons eu beaucoup de discussions. Il ne cherche pas à imposer son idée comme certains metteurs en scène. Il a cherché à nous la transmettre. Cela a parfois soulevé des débats, des questions : ces échanges étaient passionnants. Du coup, nous sommes en accord total sur tout ce que nous avons fait, car nous avons tout discuté.
Cosi Fan Tutte par Frédéric Roels (© JPouget)
Quel ont été les moments les plus épanouissants et les plus difficiles de ces répétitions ?
Les moments les plus difficiles sont, comme toujours, les moments de doute et d’interrogation, qui surviennent d’autant plus facilement lorsqu’il s’agit d’une prise de rôle et qu’on ne s’attend pas à ce que le metteur en scène bouscule les codes établis. Par exemple, habituellement, l’échange des couples est convenu dès que les hommes arrivent déguisés en albanais. Ici, ce sont les femmes qui en décident. Cela a été déroutant, mais les moments de doute ont été assez vite dissipés car nous avons discuté des choses jusqu’à trouver le parcours du personnage qui justifiait telle ou telle action. Mon moment favori est le duo avec Ferrando. Ce duo a suscité énormément de discussions car nous y ménageons une petite surprise. Nous avions très peur avec Cyrille [Cyrille Dubois, qui interprète Ferrando, ndlr] que ce soit mal reçu. Nous avons demandé à apporter quelques modifications, et Frédéric nous a suivis. Au final, nous avons réussi à trouver la raison pour laquelle cette surprise se produit. Nous espérons maintenant que le public va la recevoir comme nous l’avons vécue : c’est probablement l’un des moments les plus forts de cette mise en scène !
Juste après Cosi fan tutte, vous suivrez Opera 2001 en Espagne pour une tournée de La Bohème où vous prendrez le rôle de Mimi. Comment travaillez-vous pour une telle prise de rôle ?
J’aurai eu plusieurs prises de rôle cette saison : Desdemona dans Otello de Verdi en version concert, cette Fiordiligi, puis Mimi et Lisa dans Le Pays du sourire de Léhar. Ma préparation dépend de la difficulté du rôle. En l’occurrence, je prendrai le rôle de Mimi avec Opera 2001, avec qui je travaille depuis plusieurs années. Ils m’ont permis de faire plusieurs prises de rôles, à commencer par Traviata, mais aussi Donna Anna dans Don Giovanni ou encore Oscar dans Un bal masqué. Cela me permet de faire beaucoup de dates et donc de bien maîtriser le rôle ensuite. Ceci dit, vocalement parlant, la difficulté du rôle de Mimi est bien moindre que celle de rôles comme Traviata ou Fiordiligi. J’ai tout de même commencé à y travailler depuis quelques mois. Je suis déjà prête pour le rôle, que je débute seulement six jours après avoir fini ici à Rouen !
La Bohème est également le titre proposé cette année par Opéra en plein air, une autre compagnie d’opéra itinérant, avec laquelle vous avez chanté Traviata. Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?
Les conditions étaient très difficiles. J’ai voulu le faire car il s’agissait de Traviata, un rôle que j’aime et aussi le rôle qui a pris le plus de place dans ma vie professionnelle et que j’ai le plus chanté à ce jour. C’était l’occasion d’ajouter dix dates. Et puis il y avait ce défi de le faire en plein air, avec tout ce que cela implique : chanter dans le froid, sous la pluie et le vent, avec de la poussière dans la figure. Maintenant, je peux chanter ce rôle dans n’importe quelle situation ! C’est extrêmement formateur : quand on a assuré un rôle aussi difficile dans de telles conditions, on se sent très solide.
Vous reviendrez ensuite à l’opérette avec le Pays du sourire de Léhar à Tours. C’est un genre que vous avez souvent abordé : est-ce l’aspect théâtral qui vous y attire ?
C’est un répertoire qui offre en effet une grande place à la comédie, mais qui, du fait de sa légèreté, restreint la palette théâtrale. On reste dans un seul et même registre. Ceci étant dit, en tant que Française, c’est un exercice auquel j’aime me livrer. Et puis, au milieu de mes héroïnes qui pleurent et qui souffrent, cela fait du bien de me plonger dans une opérette au moment de Noël !
Vous ferez un détour par San Francisco pour Le Temple de la Gloire de Rameau. Il s’agira d’une première incursion dans le répertoire baroque. Qu’en attendez-vous ?
J’ai débuté il y a de nombreuses années une collaboration avec Alexandre et Benoit Dratwicki. J’ai sauvé l’un de leurs disques en remplaçant une chanteuse au pied levé sur une partition que je ne connaissais pas la veille : il s’agissait de Sémiramis de Charles-Simon Catel. Depuis, nous avons collaboré à de nombreuses reprises. Dans le binôme, Benoit s’occupe plus particulièrement de la musique baroque. À force de m’entende sur d’autres répertoires, il s’est mis en tête de me faire chanter du baroque, et du Rameau en particulier. C’est une musique que j’adore : ce sera une grande première pour moi que de le chanter. Je bénéficierai des conseils des Dratwicki ce qui me permet de me lancer en sécurité. Le défi se trouve dans l’écriture et dans le style : je suis une vraie romantique. Je suis impatiente et j’aimerai beaucoup développer ce répertoire par la suite.
Enfin, vous terminerez la saison avec Carmen à Aix-en-Provence. Il s’agira d’une mise en scène de Tcherniakov : à quoi vous attendez-vous ?
Je n’ai pour l’instant aucune idée de son projet de mise en scène. Je suis toujours prête à me laisser entraîner dans la vision d’un metteur en scène. C’est ce qui est passionnant dans notre métier ! Je trouve ce projet très excitant. Il me tarde. Je ne me reconnais pas dans les controverses sur les mises en scène. Lorsque j’ai débuté ma carrière, on m’a souvent mise en garde sur les metteurs en scène qu’on accusait de défigurer les opéras. Finalement, j’ai souvent eu de très grandes rencontres avec les metteurs en scène. Si la vision et l’univers sont construits et pensés, cela ne me pose aucun problème.
Philippe Talbot, Gabrielle Philiponet et Andrew Greenan dans Don Giovanni (© Jef Rabillon / Angers Nantes Opéra)
Le Don Giovanni de Patrice Caurier et Mosche Leiser, dans lequel vous chantiez Donna Anna (lire notre compte-rendu), était par exemple très éloigné de la vision traditionnelle de l’œuvre : comment s’est déroulée cette collaboration ?
J’ai un vrai coup de cœur pour ces deux personnes qui ont un mode de fonctionnement, en binôme, qui est assez unique et qui fonctionne à merveille. Le travail avec eux était passionnant car ils s’attachent aux mots tout en ayant un amour inconditionnel pour la musique. Nous avons réalisé un travail d’une grande précision sur le parcours psychologique des personnages. Chaque note, chaque mot a été travaillé et coloré. La mise en scène, hyper réaliste et violente, était ici totalement justifiée de par la cohérence d’ensemble de l’univers qu’ils ont construit. D’ailleurs, jusqu’à la fin de mon premier air, qui achève le premier segment de l’opéra, le public est resté tétanisé, estomaqué et stupéfait : on entendait une mouche voler. Cette qualité de silence voulait beaucoup dire.
Malgré ce travail de précision, ils étaient à l’écoute de nos propositions : nous avons tout construit tous ensemble. Il n’y a pas un mouvement, une idée que je ne me sois pas appropriée : nous avons beaucoup discuté pour obtenir une ligne commune.
Vous avez déjà onze ans de carrière : quel regard portez-vous sur ces années ?
J’ai commencé le chant un peu tard car j’ai mis du temps à trouver mon professeur. En revanche, depuis que je l’ai trouvé, c’est toujours le même, Daniel Ottevaere : c’est lui qui m’a tout appris, qui m’a formée. Ce qui est formidable, c’est que plus je chante, plus j’ai envie de chanter. Plus je découvre des rôles, plus je souhaite en découvrir de nouveaux. En fait, plus je fais ce métier, plus il me passionne. J’ai commencé comme soprano léger, ce qui me satisfaisait moins en termes d’interprétation théâtrale. Je peux à présent aborder des rôles qui me comblent à tout point de vue. Traviata, par exemple, présente de nombreux défis vocaux et un parcours psychologique extrêmement complexe. C’est une drogue : je voudrais faire ça tout le temps !
Desdemona, dont vous avez pris le rôle en version concert l’an dernier, a également une évolution complexe : comment en êtes-vous arrivée à ce rôle ?
J’y suis arrivée via José Cura, qui est un ami et qui dirigeait le concert. C’est déjà lui qui m’a convaincue de faire mon premier rôle de soprano lyrique. Je n’étais pas sûre, j’ai failli dire non. Et puis j’ai finalement chanté Magda dans La Rondine de Puccini, que José dirigeait et mettait en scène à Nancy. C’est donc en partie grâce à lui que j’ai pu comprendre que ce répertoire me correspondait. De la même manière, j’ai eu du mal à accepter de chanter Desdemona, mais là encore, il m’a convaincue. Ça me semblait un petit peu tôt, mais c’est un chef exceptionnel : il a tenu son orchestre pour que je sois dans un confort total. J’aimerais aborder de nouveau ce rôle d’ici deux ou trois ans : je m’y suis sentie assez bien, je pense donc que ma voix va évoluer vers ce genre d’emploi.
Quel est votre plus grand regret ? Votre plus grande fierté ?
Ma plus grande fierté, dont je fête d’ailleurs l’anniversaire, est mes débuts aux Etats-Unis : le Directeur de l’Opéra de la Nouvelle Orléans cherchait une française pour interpréter Violetta dans Traviata. Il m’a trouvée grâce à la magie d’internet. C’était fantastique pour moi, car faire ses débuts aux Etats-Unis dans un rôle français est assez courant. En revanche, en Violetta, ça l’est moins. J’étais au septième ciel. En plus, la production était magnifique, avec un orchestre et des collègues fantastiques. Tout était idyllique : j’en ai encore des étoiles dans les yeux.
Mon principal regret est de n’avoir jamais chanté Gilda dans Rigoletto. On me l’a proposé plusieurs fois, et ça n’a jamais pu se faire, alors que tout le monde s’accorde à dire que ce rôle est fait pour moi ! Dans le répertoire français également, j’aurais aimé aborder Micaëla [dans Carmen de Bizet, ndlr], Juliette [dans Roméo et Juliette de Gounod, ndlr], Manon ou encore Thais [deux rôles-titres de Massenet, ndlr], mais on ne m’en a jamais proposé aucun : c’est difficile de chanter en France quand on est française ! Il y aura cependant une grande prise de rôle sur ce répertoire à Saint-Etienne la saison prochaine.
Quelle est selon vous la plus grande difficulté de votre métier ?
Lorsqu’on est soprano, la difficulté majeure vient de la concurrence : nous sommes trop nombreuses ! On s’intéresse moins au devenir des artistes. Comme le dit mon professeur : « Aujourd’hui, il n’y a que l’œuf qui intéresse. La poule n’intéresse personne » ! Il n’y a pas si longtemps, une prise de rôle d’un artiste était un événement. C’est moins le cas aujourd’hui, même si Ôlyrix et quelques autres s’y intéressent encore. Les opéras doivent sans cesse proposer du nouveau : ça devient difficile de défendre sa place. Je fais partie des chanceuses car je suis toujours là après plus de dix ans, et j’espère être encore dans le paysage un bon moment ! Mais concrètement, les chanteurs ne peuvent jamais s’accorder de pause : nous devons sans cesse nous remettre en question, particulièrement les sopranos. Plus encore que les autres, nous ne devons jamais être malades ni fatiguées.
Gabrielle Philiponet (© DR)
Comment voyez-vous votre carrière dans dix ans ?
Vue la manière dont le métier évolue, j’espère déjà être encore là ! Ce sera déjà vraiment bien. Bien sûr, j’aimerais encore chanter Traviata et Mimi. Je suis verdienne et puccinienne dans l’âme : je pense qu’on continuera à me donner ces rôles. Il faudra tout de même que débute Gilda dans Rigoletto ! Luisa Miller serait parfaite pour ma voix, mais l’œuvre est peu jouée. J’aimerais aussi pouvoir aborder le répertoire bellinien. Je n’ai jamais chanté l’Elixir d’amour de Donizetti non plus, alors que le physique correspondrait : je lance un appel ! Enfin, développer mon répertoire français reste également un objectif. Des rôles comme Thais et Manon sont déjà dans ma voix : je pourrais probablement les chanter encore dans dix ou vingt ans.
Quels sont les rôles que vous ne chanterez jamais car ils ne correspondent pas à votre voix, mais que vous adoreriez prendre ?
Il y en a beaucoup, notamment chez Verdi et Puccini. Si j’avais une baguette magique me permettant de choisir ma voix, j’aimerais chanter Leonora dans Le Trouvère, ainsi qu’Aida et Madame Butterfly.
Avez-vous un rituel avant d’entrer sur scène ?
J’appelle mon fils car il est généralement loin de moi, même s’il vient parfois, pour savoir s’il va bien, si sa journée à l’école s’est bien passée.
Comment vous occupez-vous entre deux apparitions sur scène au cours d’un spectacle ?
Souvent, lors des Premières, je communique avec mon professeur. De retour dans ma loge après mon premier passage, je lui donne mes impressions sur ce qui a marché et sur ce qui m’a posé problème et lui me donne des conseils pour la suite de la représentation.
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