Concours Lyrique à Vivonne : Vienne en Voix 2021
Cette 22ème édition se distingue en plusieurs points, à commencer par le métier d'une bonne moitié des finalistes qui se déploie déjà pleinement sur des moyens expressifs et vocaux, tout en conservant un fort potentiel de déploiement futur. En outre et pour la première fois de ce Concours, les hommes sont en majorité parmi les 9 finalistes retenus (sur 30 candidats sélectionnés), alors que le champ lyrique est connu pour être bien plus compétitif pour la gente féminine, déjà car plus nombreuse. Enfin, ces artistes ont choisi pour cette finale un répertoire lyrique mais sortant largement des sentiers battus. Chacun chante deux morceaux (une mélodie et un air d'opéra, dont l'un en français), et hormis deux ou trois pièces dans tout le programme, les airs sont soit très rares, soit appartiennent à des opéras très rarement représentés. Ces solistes déjà lancés dans leur parcours et visiblement dôtés d'une culture musicale sont âgés entre 27 et 32 ans (plus un chanteur ayant l'âge plafond fixé pour cette compétition à 36 ans), et ils ont de surcroît été guidés en cela par des master-classes durant la semaine (Joël Heuillon et Henry Runey qui animent respectivement celle sur le chant en français et sur la technique interprétative et vocale sont par ailleurs contributeurs d'Ôlyrix).
Le ténor Victor Dahhani remporte le premier prix masculin, grâce à sa stratégie interprétative mettant en avant ses moyens lyriques. Il commence en effet dans une grande douceur pour Après un rêve de Fauré, mais en raccourcissant les notes et interrompant les phrasés. Le chant tend plus vers le murmure grâce à une prosodie claire et même délicieuse, mais quelques aigus annoncent la voix d'opéra. Celle-ci continuera de s'avancer et de s'annoncer dans le grand air de L'Arlésienne composée par Cilea : "È la solita storia del pastore". Le piano dolce intense contraste avec des épanchements lyriques mais toujours contrôlés dans une grande douceur de timbre. La ligne s'élève jusqu'à la voix mixte, puis culmine dans un immense aigu radieux qu'il déploie et adresse à tout le public, le tenant en se tournant de gauche à droite, recueillant un accueil triomphal et le Prix allant avec.
Le prénom même de la soprano Aïda Tehline (Prix féminin ex-æquo et Prix du public) annonce d'emblée l'intensité et le tragique lyrique de sa voix comme du répertoire choisi. Une mise en bouche sur le Lied Die Mainacht (la nuit de mai, de Brahms) lui permet de trouver ses graves, ses aigus et de rapidement transformer le tremblé en vibré. Surtout, la transition vers le grand air "Pleurez, Pleurez mes yeux" (Le Cid de Massenet) et l'arrondissement en fond de gorge d'un phrasé intense la mènent à de grands volumes, de grands applaudissements et aux prix. Quelques graves sont certes blanchis mais volontairement, tandis que des aigus sont pointus.
La soprano Mariamielle Lamagat (déjà suivie sur nos pages dans son parcours européen) remporte le prix féminin ex-æquo, en déployant l'élégance de sa tenue -scénique et vocale- dans une très grande conscience et un profond travail du texte (chaque mot est pleinement intelligible, dans la prononciation et le sens des affects). La mélodie de Poulenc Aux officiers de la garde blanche déploie la ductilité de la parole et la souplesse dans les intervalles avec une intensité lyrique passant de graves profonds à un aigu irisé. Le lyrisme se fait poignant pour "My man's gone now" de Porgy and Bess (Gershwin). L'expressivité rayonne, concentrée par l'intensité des moyens vocaux et d'une économie de gestes expressifs : un regard de côté puis les yeux fermés, un dodelinement de tête, un growl vocal traduisent les univers de cette œuvre, jusqu'à deux légères torsions de mains remontant sur le ventre, illustrations éloquentes de cette douleur déchirante et de la fierté résurgente de tout un peuple et de toute une femme. Le seul reproche à faire tient à ce que cette expressivité gagnerait, en restant ainsi concentrée, en moments de déploiements de matière et de volume.
Arnaud Khatchérian remporte comme Prix spécial un engagement par la compagnie Lyric & Co. Le baryton-basse lève l'index, le sourcil et la voix mais avec l'ancrage de l'appui et le caractère sombre du personnage diabolique dans La Bête noire (mélodie de Charles Levadé). Les accents sont carnassiers comme la mâchoire et le vibrato intense. La voix ample déploie un peu le phrasé, davantage les résonances (de ce texte diabolique résonnant d'autant plus dans cette église) avec une grande douceur dans le médium, un aigu legato en fin de mélodie (et même avant cela une note en voix de tête). La dimension des lieux ainsi prise, il emplit l'acoustique avec l'air extrait d'Une vie pour le tsar (Glinka) passant du démon à un officiant orthodoxe (résonnant d'ailleurs avec les formes et couleurs de cette église). Les mains, les bras, les médiums s'ouvrent. Les graves vrombissent (même s'il manque les profondeurs slaves), les phrasés ne serrent que lorsqu'ils sont longs, l'intensité s'approche au bord de la tension vocale mais sans y basculer.
Le ténor Ju In Yoon (apprécié pour Semiramide à Nancy, et participant à Görge le rêveur à Nancy et Dijon) déploie une prononciation bien intelligible (à quelques voyelles près, les plus compliquées) du français et de l'italien, l'articulation étant très soignée et travaillée. La mélodie et l'opéra (Élégie de Massenet et "Che gelida manina" de La Bohème) se suivent et se complètent par un mélange très intense de douceur et de lyrisme, avec une conscience aiguë de quand et comment alterner ou combiner ces deux qualités. L'aigu a un timbre encore plus appuyé, sur un soutien puissant, dans une projection radieuse. Seuls quelques glissandi et aigus presque tendus l'éloignent encore des scènes lyriques, dont le rapprochent ses décrochements vocaux maîtrisés et son caractère vocal. Certes, le grand aigu final de cet air craque, mais (outre le fait que cela peut arriver aussi à des ténors vedettes), cela n'efface rien des qualités déployées, avant et après : le chanteur ne perdant rien de sa contenance, finit son air sur la tendre douceur émouvante du personnage.
La mezzo Manon Jürgens fait le choix très difficile d'interpréter La Chevelure de Debussy. Ses phrasés sont lissés mais les pointes des phrases sont un peu cassantes et les boucles des lignes tendent à s'emmêler. Plus que sur les cheveux, son interprétation s'appuie sur les images que le texte offre autour du "regard" : celui de la chanteuse se baissant dans un frisson, comme dans le texte. Elle fait ensuite un grand écart pour incarner Rosine ("Una voce poco fa"). L'articulation rapide mène vers des phrasés tenus. Le grave est peu présent et l'aigu lancé durcit le timbre, mais l'application sur les vocalises paye en termes de justesse. Le caractère de ce Rossini a plutôt une légèreté de jeu d'opérette, jusqu'à ce que la chanteuse ait l'idée d'aller prendre une fleur au-devant de la scène, la jetant dans une œillade à la Carmen.
La soprano Jeanne Mendoche (qui sera en mai prochain une naïade dans Ariane à Naxos à Limoges) déploie l'intensité intime et lyrique du Lied (Im Herbst-En Automne de Kurt Hensel) par son médium-aigu très placé qui offre une ligne vibrante à toute la voix, sauf aux graves plus arioso (approchant du récitatif) et aux aigus un peu lancés. Passant du Lied à l'opéra, elle change de jeu comme de lieu (symbolique), découvrant le public de l'église comme s'ils étaient tous les invités d'une soirée dont elle est la débutante. Débutante certainement pas dans la résonance des suraigus mais encore un peu pour les vocalises incertaines. Or, le morceau choisi ("Ombre légère" du Pardon de Ploërmel de Meyerbeer) n'est -presque- que virtuosité, et pourtant la chanteuse conserve l'incarnation du personnage, jouant des échos de cet air (a fortiori dans cette acoustique d'église).
Pour entrer tout de suite dans le personnage d'un Mousquetaire au Couvent ("gris" dans l'opérette de Louis Varney), Benoît Déchelotte surjoue en élançant corps et bras, et son aigu aussi, serré alors que juste. Le reste de la tessiture demeure très en place et l'air conserve son intensité jusqu'à sa cadence finale d'un aigu tonnant. Le passage rapide et le tempo galopant qu'il choisit pour Elias de Mendelssohn montre les mêmes qualités (mais pas d'autres, hormis l'articulation allemande et une intensité à la religiosité fougueuse).
Le timbre très noble et précis de Martin Queval s'appuie sur une articulation tout aussi franche, qui rappelle déjà bien des couleurs de chanteurs renommés. Restera à muscler d'autant les phrasés dans la durée, l'élégance de l'incarnation et le grave. Il est en effet annoncé comme un baryton-basse alors que les airs qu'ils choisit valorisent clairement son médium aigu : le doux regard voilé de Lakmé et encore davantage le Chant des nations du Messie (Haendel) dont le rythme soutenu résout la question de la tessiture mais pose celle de ses vocalises.
Une telle finale permet d'apprécier dans deux langues et caractères si différents chacune des neuf voix, car elle est accompagnée par un pianiste (Antoine Metelin) capable d'assurer donc 18 morceaux très différents, parfois un peu précipité dans Rossini et Haendel mais uniquement dans des passages instrumentaux qui reprennent leur sûreté pour soutenir chaque voix.
Un tel concours n'aurait pas été possible sans tous ces talents, organisateurs et bénévoles, dont la dédicataire de cette édition, victime du Covid : Christine Métayer, cheville ouvrière qui a œuvré tant d'années pour le Festival.