Éléonore Pancrazi, parmi les Révélations des Victoires de la Musique Classique : « Entrer dans la maison des Corses »
Eléonore Pancrazi, vous êtes nommée dans la catégorie Révélation lyrique aux Victoires de la musique classique. Comment avez-vous appris la nouvelle ?
J’étais en route pour répéter Cherubin dans Les Noces de Figaro à l’Opéra de Massy quand j’ai reçu le coup de téléphone de mon agent. Je m’y attendais si peu que je me suis mise à pleurer. Il a alors été très frustrant de ne pouvoir en parler à personne pendant deux semaines !
Qu’en attendez-vous ?
Je me sens très honorée d’y être. L’exposition que cela m’apporte me permet d’être plus identifiée, notamment en Corse, où l’art lyrique est très peu médiatisé et où les chanteurs lyriques sont peu connus du grand public : j’ai reçu de nombreux messages de Corses qui sont fiers qu’une insulaire réussisse ainsi. Passer à la télévision va me permettre d’entrer dans la maison des Corses qui ne peuvent pas aller à l’opéra.
Vous avez enregistré trois airs de présentation : comment les avez-vous choisis ?
J’ai d’abord mis un tube qui parle à tous les publics : l’air de Rosine dans Le Barbier de Séville, « Una voce poco fa ». Il correspond bien à ma tessiture et à ma jeunesse. Et puis c’est un rôle que je suis capable de chanter aujourd’hui. Ensuite, j’ai chanté une mélodie pour montrer quelque chose de différent et mettre en avant ma musicalité. J’avais initialement choisi « L’Heure exquise » de Reynaldo Hahn, mais ça n’était pas possible car ce n’est pas du domaine public. J’ai donc opté pour « Au bord de l’eau » de Fauré, qui est un compositeur que j’adore aussi. Enfin, j’ai repris Trouble in Tahiti de Bernstein, dont la prise de rôle a marqué ma saison dernière et qui m’a porté bonheur.
Comment avez-vous vécu l’enregistrement de ces vidéos ?
Je me suis mis beaucoup de pression : j’étais dans une bulle d’angoisse. J’ai eu du mal à me détendre et à profiter du moment. On se dit que c’est un concert, mais c’est en fait très différent car c’est une compétition. Il y a un jury, on est jugés et filmés. J’ai tout de même réussi à me plonger dans les morceaux que j’ai chantés.
Avez-vous également de l’appréhension pour l’émission qui sera tournée en direct le 13 février prochain ?
Non, car tout sera joué, et je ne serai pas seule mais en duo, avec un collègue que j’apprécie beaucoup. Je pourrai me concentrer sur mon plaisir et celui que je donnerai aux gens qui seront dans la salle ou devant leur télévision.
Vous avez déjà tourné un Gala Offenbach pour France 3 l’an dernier : était-ce également stressant ?
Non, ça n’avait rien à voir. D’abord parce qu’Offenbach est un répertoire agréable à chanter. Et ensuite parce que les collègues étaient très sympathiques et on nous avait mis dans l’ambiance du réveillon, même si ce n’était pas en direct. Nous avions également bien répété : nous avions du temps pour cela.
Vous connaissez bien vos deux concurrents, Ambroisine Bré et Guilhem Worms : comment vivez-vous cette compétition ?
Je me sens vraiment chanceuse. Cela m’a fait beaucoup de bien d’être avec eux lors de l’enregistrement des extraits. Nous nous entendons très bien : ils ont une très bonne mentalité et m’ont rassurée. Ils chantent merveilleusement bien : le niveau est très élevé. Je suis ravie d’être avec eux.
Vous avez participé l’an dernier à Voix Nouvelles. Que retenez-vous de ce concours ?
Ça a été une expérience assez similaire à celle des Révélations, sauf que nous étions sélectionnés via les concours qui se sont déroulés sur plusieurs étapes : il s’agissait d’un parcours personnel, forcément stressant. Cette fois, nous sommes choisis, ce qui permet d’être beaucoup plus sereins. Depuis, je sens que plus de gens me connaissent.
Vous avez également été Révélation de l’ADAMI : qu’est-ce que cela apporte ?
C’est vrai que cette année a été heureuse ! Nous, jeunes chanteurs, avons énormément de chance d’avoir cet organisme. L'ADAMI nous permet de tourner des vidéos dans des cadres idylliques, qui sont ensuite de bons outils de démonstration et de communication, ce qui est aujourd’hui primordial : tout passe par là. Comme ce n’est pas une situation de concert, on peut prendre son temps, recommencer si on n’est pas content de la première prise : le résultat est super.
Vous mentionniez votre prise du rôle dans Trouble in Tahiti, œuvre qui était associée à la création de Manga-Café de Pascal Zavaro (que nous relations ici, à l’Athénée) : qu’en retenez-vous ?
Avec l’Heure espagnole à Nancy (ici en compte-rendu), ça a été l’une de mes plus belles prises de rôles. La taille du théâtre permet de créer une vraie proximité avec le public. Le diptyque permettait de montrer beaucoup de choses : le rôle travesti de Maga-Café montrait que je peux chanter un rôle d’adolescent introverti, mal dans sa peau, sans être androgyne pour autant. Dans la seconde partie, j’étais une mère de famille, plus âgée. Il s’agissait de deux caractérisations de personnages très différentes. Je suis très fière d’avoir fait cette création avec Julien Masmondet, Catherine Dune et Pascal Zavaro que j'admire beaucoup.
Vous venez de chanter Orsini dans Lucrèce Borgia (lire le compte-rendu) : comment cela s’est-il passé ?
Lucrèce Borgia était la prise de rôle la plus dure de ma vie car c’est un rôle très large et exigeant, pour lequel j’étais entourée de collègues expérimentés qui ont chanté dans les plus grandes salles : cela ajoute de la pression. Or, je suis tombée malade une semaine avant la Première. J’ai décidé de ne pas faire d’annonce car je me sentais capable de chanter, sauf que ma pharyngite a impacté ma voix. J’ai donc subi les premières représentations avant que cela ne s’arrange pour les trois dernières. J'ai beau m'imposer des règles de vie strictes, on n’est jamais à l’abri d’un virus. Cette expérience me montre toutefois qu’il faut prendre du recul et dédramatiser. Je rechanterai ce rôle dans une autre production en juillet à Moscou.
Vous répétez actuellement le rôle-titre de Carmen dans un opéra participatif à Rouen et au TCE (réservations ici). Que pouvez-vous nous en dire ?
Enfant, j’adorais l’opéra alors que mes camarades ne s’y intéressaient pas : j’aurais adoré avoir la chance d’y aller avec l’école. Je suis certaine qu’ils auraient apprécié. Je suis très contente aujourd’hui de pouvoir faire découvrir l’opéra à des enfants. Pour cette production, la partition est réduite : tous les airs restent, mais sont coupés. Les enfants chanteront les chœurs : ça va être très fort et très émouvant. Je sens que nous allons vivre de grands moments sur cette production. L’action est replacée dans un cirque : il y aura des acrobates sur scène. C’est un beau moyen de captiver les enfants. Cela me donnera l’occasion d’apprivoiser le rôle sans trop de pression parce que la partition est coupée et que l’orchestre a un effectif réduit.
Vous participerez ensuite à la Manon du Théâtre des Champs-Elysées en concert (réservations ici) : est-ce un événement important pour vous ?
Je chanterai le petit rôle de Rosette. Ce qui est excitant, c’est de collaborer avec Juan Diego Florez, dont ce sera la prise de rôle, et Nino Machaidze. J’attends cela avec impatience. Nous aurons cinq jours pour répéter : une belle opportunité pour moi de les voir travailler et évoluer.
Vous vous attaquerez ensuite au rôle-titre d’Orphée et Eurydice de Gluck à Clermont-Ferrand. Comment l’appréhendez-vous ?
Il y a deux défis dans ce rôle : sa longueur et l’air ajouté par Berlioz pour Pauline Viardot, « Amour, viens rendre à mon âme ». C’est un air vocalisant, qui oblige à explorer à la fois les graves et les aigus. J’ai hâte aussi de finir l’opéra par « J’ai perdu mon Eurydice », qui est l’un des plus beaux airs jamais écrits. J’aime jouer des choses intenses, comme l’est le deuil d’Orphée.
Avez-vous l’impression de passer un cap cette saison ?
Tout à fait. Elle a commencé très fort avec le Prince dans Cendrillon à Glyndebourne : un rôle très aigu, très lyrique. Orsini est beaucoup plus grave. Cette saison, je fais le grand écart : c’est dur parce que c’est très intense et que les répertoires sont très différents, mais j’apprends vraiment à me connaître. L’année prochaine est plus calme : je dois surtout tenir la distance jusqu’au mois de juin.
Quels seront vos projets la saison prochaine ?
Je vais revenir à du baroque et du Mozart : elle devrait être plus détendue. Je chanterai Cherubino dans Les Noces de Figaro au Théâtre des Champs-Elysées [projet déjà évoqué par le Directeur du TCE, Michel Franck, ndlr]. Je chanterai également ma première Rosine en France, avant de faire mes débuts en Allemagne, à Karlsruhe : j’y resterai deux mois et demi pour mon premier Haendel, Elisa dans Tolomeo.
Karlsruhe après Glyndebourne et Moscou : comment êtes-vous parvenue à internationaliser votre carrière ?
Tout a commencé lorsque j’ai passé le concours Cesti d’Innsbruck. Le jury était composé de directeurs de théâtre, dont celui de Karlsruhe, qui organise également la production de Moscou. Pour Glyndebourne, je dois cette opportunité à mon agent, qui fait un travail formidable.
Comment définiriez-vous le rôle de l’agent d’une jeune artiste ?
Son rôle est de défendre nos droits et de nous permettre d’entrer dans des maisons où on ne pourrait pas aller sans eux. Je n’ai pas l’audace pour démarcher les programmateurs : avoir quelqu’un qui me trouve des auditions et du travail a été un réel soulagement. Nous discutons ensemble de chaque proposition : elle ne m’impose rien, mais me dit si elle pense que je fais une erreur. Nous n’avons en revanche pas défini de stratégie de carrière : je me laisse guider par les propositions en prenant garde à ne pas prendre trop de risques pour ma voix.
Comment définiriez-vous votre répertoire ?
Je suis mezzo-soprano colorature ou mezzo léger. Ma force est d’aller là où les gens ne m’attendent pas : cela me fait du bien de changer régulièrement de répertoire. J’ai tout de même eu une petite révélation avec Lucrèce Borgia : même si ce rôle est un peu grave pour ma voix, il m'a aidée à trouver un legato. Ce sont les cordes vocales qui parlent, on peut déborder des cases et montrer sa musicalité. Cela m’a donné envie d’explorer le répertoire belcantiste. À long terme, j’aimerais pouvoir chanter Romeo dans Les Capulet et les Montaigu, Cenerentola ou Smeton dans Anna Bolena.
Quel rôle vous touche le plus en tant que spectatrice ?
Les opéras de Verdi m’ont donné les plus grandes claques de ma vie : Anna Netrebko dans Le Trouvère, ou Elina Garanca et Ludovic Tézier dans Don Carlos m’ont prise aux tripes. Le fait que ce ne soient pas des rôles que je peux chanter permet également d’avoir une écoute plus extérieure.
Quel rôle redouteriez-vous qu’on vous propose aujourd’hui ?
Les rôles très lyriques, comme Carmen : c’est un tube qui a été chanté par beaucoup d’immenses chanteuses. C’est une femme d’une grande maturité : il faut avoir un peu de bouteille selon moi. En fonction du Don José, le duo final peut par ailleurs être redoutable. Le registre central de la voix est très sollicité, alors qu’il est forcément moins puissant que l’aigu : il faut une projection puissante. J’ai encore besoin de temps pour développer mon registre bas. C'est pourquoi j'ai accepté une version réduite avec Rouen et le TCE.
Diriez-vous que vous êtes ambitieuse ?
Non, j'ai juste besoin qu'on me fasse confiance, ce qui me permettra d'aborder des rôles de plus en plus beaux et conséquents, et qui me fera avancer dans ce métier. Car même si mon entourage est là pour me soutenir et me rassurer, j’ai toujours peur que tout s’arrête ou de ne pas réussir à aller là où on m’attend. Il y a plein d’exemples de jeunes chanteurs qui ont commencé de belles carrières avant de s’arrêter brusquement. Du coup, je me protège et je ne me projette pas à trop long terme.
Avez-vous déjà de la visibilité sur la saison 2020/2021 ?
Oui, ce qui en effet, me permet de me détendre. J’irai en troupe à Klagenfurt, où je pourrai rôder certains rôles et me perfectionner en allemand. Je n’y resterai que six mois, bien qu’ils m’aient proposé de faire une année entière, car j’avais aussi des opportunités en France que je ne voulais pas refuser.
Quels sont aujourd’hui vos principaux axes de travail pour vous développer en tant qu’artiste ?
Le fait d’aborder différents répertoires cette saison me permet de travailler différents aspects. Par exemple, Lucrèce Borgia m’a amenée à travailler ma ligne vocale. C’est déjà un aspect que j’avais travaillé avec le Prince dans Cendrillon, mais la ligne est différente selon que l’on chante en français ou en italien. Carmen est plus facile techniquement : je travaille du coup plus la musicalité. Sur Orphée, il faudra trouver plus de pureté et de légèreté dans le timbre, retravailler les sons droits.
Comment travaillez-vous vos rôles ?
Je commence par faire une carte d’identité au personnage : je lis le livret, je regarde plusieurs versions sur internet lorsqu’il y en a, puis je lui attribue une date de naissance fictive et je lui fais une sorte de questionnaire de Proust : que serait-il s’il était un meuble, une couleur, un animal ? Je définis ses relations aux autres personnages de la pièce, et mes objectifs d’interprétation, c’est-à-dire ce que je souhaite défendre. Je commence alors le travail de déchiffrage à la table et je travaille avec des coachs vocaux. La musique m’aide énormément à mémoriser les textes, même lorsque le livret n’est pas en français, comme ce fut le cas pour Katia Kabanova [écrit en tchèque, ndlr].
Avez-vous le projet de réaliser un enregistrement ?
Oui, nous enregistrerons au mois de juin un album de mélodies de Chausson avec l’Ensemble Musica Nigella sous la direction de Takenori Nemoto. Il s’agira d’un album studio. J'ai également un projet d’enregistrement avec le Palazzetto Bru Zane. Vu le temps que je passe à écouter de la musique, je trouve ça intéressant d’enregistrer : pour un artiste, laisser une trace est important.