Master-class Carmen de Philippe Jordan : des élèves doués rencontrent un maître bienveillant et pédagogue
Les jeunes chanteurs de l’Académie de l’Opéra de Paris ont régulièrement l'occasion de montrer leur talent, comme ce fut le cas récemment lors de leur concert donné au Palais Garnier en janvier, leur attachant spectacle Kurt Weill (en mars) ayant soulevé un très beau succès public et critique, sans oublier la récente master-class Don Giovanni par Philippe Jordan. Cette fois, neuf d’entre eux (sept chanteurs, deux pianistes) ont le privilège de peaufiner leur art sous la houlette du Directeur musical de l’Opéra de Paris, Philippe Jordan, dans une master-class consacrée à Carmen.
D’emblée, Philippe Jordan pose le cadre, en exposant trois points qui lui paraissent essentiels. Le premier concerne son propre rôle : n’étant ni chef de chant, ni professeur de chant, il ne dispensera pas de conseils ressortissant au domaine de la pure technique vocale, mais se propose plutôt de montrer sur quelles bases s’établissent les rapports entre chanteurs et chef d’orchestre. Le second est à destination des chanteurs : s’agissant d’une séance de travail, ils ne doivent nullement craindre de sortir de leur zone de confort, quitte à perdre parfois en pure beauté vocale. Le troisième point concerne l’œuvre travaillée, Carmen, que Philippe Jordan inscrit à juste titre dans la lignée d’un Offenbach ou d’un Mozart pour ce qui est de la délicatesse de l’écriture et du subtil équilibre texte/chant, bien plus que dans le sillage des véristes italiens. Trois points qui seront déclinés à l’envi lors de cette séance de travail au cours de laquelle le public peut entendre deux Carmen (Farrah El Dibany et Jeanne Ireland, cette dernière chantant également Mercedes dans le « Quintette des contrebandiers » ou le « Trio des cartes »), une Micaëla (Marianne Croux), une Frasquita (Sarah Shine), un Remendado (Maciej Kwaśnikowski) et un Dancaïre (Danylo Matviienko).
Au fil de la master class, les finalités du travail de Philippe Jordan avec les chanteurs de l’Académie se font jour avec une clarté grandissante : il s’agit en fait, pour les jeunes interprètes, d’apprendre à habiter, à s’approprier, à personnaliser l’espace de liberté, relativement ténu, qui se cache entre le respect absolu de la partition et les excès interprétatifs dans lesquels il est si facile de tomber dès que la vigilance du chanteur se relâche.
Respecter la partition, c’est avant tout renoncer à toute une tradition qui a fini par infléchir le goût du public et lui faire oublier quelles étaient les volontés premières du compositeur. Ainsi, lorsque Philippe Jordan travaille la Séguedille avec Jeanne Ireland, la référence qu’il convoque n’est pas forcément celle(s) que l’on attendrait : c’est l’interprétation d’Anne Sofie von Otter qui lui vient d’abord à l’esprit, pour l’attaque pianissimo leggero et non outrageusement poitrinée des premiers mots : « Près des remparts de Séville », le raffinement de la diction, la délicatesse avec laquelle elle susurre ce chant d’amour indirectement destiné à José. Autre mauvaise habitude prise par tant d’interprètes de Micaëla : le portamento (port de voix glissant) incongru placé sur la première syllabe du mot « Seigneur » par lequel s’achève son air. Suivre les volontés du compositeur, c’est également être attentif au respect du rythme, par exemple dans le génial mais difficile « Quintette des contrebandiers » ; c’est renoncer au rubato dans l’air des cartes afin de renouer avec la rigueur de la mesure ; c’est également respecter les pauses, qui viennent si efficacement rythmer, faire vivre la phrase musicale, dessiner ses contours –et sans lesquelles une cellule mélodique risquerait de devenir une sorte de magma sonore plus ou moins informe (« Moi, / je vois un jeune amoureux »).
Comment, dans ce respect absolu de la partition, faire sien tel air, tel passage de l’œuvre ? Les propositions avancées par Philippe Jordan sont à la fois intéressantes et très efficaces sur un plan strictement pédagogique. Chaque interprète est tout d’abord invité à recontextualiser l’air ou le passage chanté, afin de mettre en mots l’état d’esprit, l’émotion qui sont ceux du personnage à ce moment précis de l’œuvre. Sont ensuite recherchés les moyens musicaux –parfois extra-musicaux, telle cette respiration angoissée précédant les premiers mots de Micaëla : « Je dis que rien ne m’épouvante ») permettant de traduire cette émotion. Pour y atteindre, Philippe Jordan invite les jeunes chanteurs, souvent un peu frileux, à ne pas hésiter à exagérer, pendant ces phases de travail, les procédés auxquels ils recourent : l’équilibre se rétablira de lui-même petit à petit. Ainsi, Marianne Croux est-elle invitée à abandonner le beau legato romantique dont elle pare l’air de Micaëla pour faire passer le frisson et rendre compte de l’effroi, de l’angoisse éprouvés par le personnage pénétrant au cœur du repaire des contrebandiers, et à conférer plus d’intensité à sa déclamation, tout en conservant l’indispensable chant piano requis par la page -en d’autres termes, à chuchoter fort, pour reprendre le bel oxymore utilisé par le chef d’orchestre. Les conseils de Philippe Jordan portent par ailleurs très souvent sur la dynamique, les contrastes, l’accent placé sur tel mot, telle syllabe (« Mêlons, coupons »), parfois tel phonème (les allitérations en /s/ ou /z/ dans la phrase « Seule, en ce lieu désert, toute seule j’ai peur).
Pour encourager et faire progresser les jeunes artistes, Philippe Jordan ne se départit jamais de la bienveillance sans laquelle aucun progrès ne serait possible : il encourage constamment les chanteurs et vante à plusieurs reprises leurs qualités respectives, en particulier celle du matériau vocal déjà remarquable pour plusieurs d’entre eux. Il n’hésite pas à quitter son bureau, à se lever, à chanter tous les rôles, à diriger, à mimer. Il utilise également fréquemment des métaphores très parlantes, aidant les interprètes à mieux s’approprier sa vision de tel rôle et de son interprétation (le chant de Carmen dans la Séguedille, comparée à l’attitude d’un chat ronronnant mais pouvant sortir ses griffes à tout moment, aux ondulations d’un serpent, aux souffles capricieux et inattendus du vent). Les progrès des artistes sont parfois très vite sensibles, telle Sarah Shine délivrant dans un premier temps un « Je suis veuve et j’hérite » plutôt inhabité avant d’en proposer, grâce aux conseils du chef, une version pleine de jubilation et d’humour.
Le public, enthousiaste, applaudit chaleureusement Philippe Jordan, les jeunes chanteurs mais aussi les deux pianistes Enrico Cicconofri et Ben-San Lau, remarquables dans leur rôle ingrat et si difficile d’accompagnateurs de chanteurs au travail. Ces master-class semblent avoir maintenant trouvé un public fidèle : outre leur intérêt musical, elles permettent également de se rappeler à quel point l’art du chant est difficile –à quel point, également, il importe de relativiser et de nuancer son jugement devant les performances d’artistes consciencieux et travailleurs : chacun sait, depuis Le Glorieux de Destouches (1732), combien « la critique est aisée, et l’art est difficile » !