Guillaume Gallienne avant La Cenerentola à Garnier : « Raconter une histoire surprenante, drôle et émouvante »
Retrouvez les trois autres épisodes de notre reportage sur La Cenerentola de Garnier :
- Notre interview avec le chef Ottavio Dantone
- L'entretien que nous a accordé le jeune Ramiro : Juan José de Leon
- Notre interview de Teresa Iervolino, la lumineuse Cenerentola.
Guillaume Gallienne, vous dirigez actuellement les répétitions de votre première mise en scène d’opéra : La Cenerentola
Je suis extrêmement fatigué, mais je suis content des avancées que nous avons faites sur certains aspects, même s’il y a encore beaucoup de travail pour que je sois totalement satisfait.
Quand avez-vous commencé les répétitions ?
Nous avons eu une session de travail d’une semaine en décembre, puis les répétitions ont commencé début mai : nous entamons donc notre quatrième semaine. Nous commençons à travailler à l'Opéra Garnier : nous voyons le puzzle s'assembler. La partie technique est un vrai paquebot. Il faut respecter le travail de toutes les équipes et avoir de la considération, tout en restant exigeant. Il faut conserver l'enthousiasme, qui est le moteur de la motivation. Le chef d'équipe est responsable de l'ambiance et du climat. Cet état d'esprit est le même partout, que ce soit à l'opéra, au théâtre ou au cinéma.
Vous aviez déjà collaboré avec l'Opéra de Paris sur un ballet, en quoi l'opéra diffère-t-il ?
Je m'occupais de la dramaturgie, ce qui est un rôle très différent du metteur en scène. Au ballet, c'est le chorégraphe qui dirige les artistes. Par ailleurs, les œuvres sur lesquelles j'ai travaillé pour le ballet [il a aussi collaboré avec le Bolshoï, ndlr] étaient des créations, alors que La Cenerentola fait partie du répertoire : plusieurs chanteurs l'ont déjà chanté de nombreuses fois. Ils ont donc acquis des réflexes d'opera buffa, qu’il me faut gommer car ce n'est pas du tout la lecture que je fais de cette œuvre. Je ne veux pas que le jeu laisse place à la pantomime, comme c’est souvent le cas.
La Cenerentola de Gallienne répétitions (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Pourquoi vous être lancé dans cette aventure ?
Lorsque Stéphane Lissner m'a proposé ce projet, je lui ai demandé pourquoi il s'intéressait à moi. Il m'a expliqué que c'était un projet sur la famille, qui était drôle et cruel à la fois. Il s'agit de la première commande qu'il avait passée à Klaus Michael Grüber en 1985 au Châtelet. Il s'avère qu'il connaissait mon admiration pour ce metteur en scène, et j'ai été ému. Avant de lui donner ma réponse, j'ai écouté la partition. J'ai été quelque peu gêné par cette lecture très buffa, mais je l'ai trouvée magnifique. J'ai donc accepté.
Quel a ensuite été votre cheminement créatif ?
La mise en scène d'opéra est assez magique, parce que derrière ce projet se trouvent deux ans de rêveries. J'ai commencé par lire le conte de Perrault, que je n'avais jamais lu. Cela m'a rappelé qu'en effet, les contes sont cruels. Je voulais ensuite savoir ce que Rossini avait changé dans l'histoire. La marâtre devient un beau-père et la fée devient un philosophe. Je me suis demandé ce que racontait cette masculinisation des rôles. J'ai cherché à savoir d'où venait la cruauté. Le fait qu'Alidoro appelle Angelica « ma fille » m'a fait me demander s'il n'est pas son géniteur. Et j’ai longuement réfléchi sur les raisons du coup de foudre entre Cenerentola et Ramiro. Elle est une enfant handicapée affectivement parce que personne ne lui a jamais rien donné. Elle n'a que cette comptine que sa mère devait lui chanter lorsqu'elle était enfant. Ramiro, lui, semble handicapé physiquement. Il a un propos très naïf, comme un enfant malade. Je pense qu'ils se reconnaissent.
J'ai été très touché par le schéma de l'enfant battu, humilié, de cette jeune fille qu'on ne nomme même pas. Elle s'appelle Angelina, mais n'est jamais nommée : elle est la Cenerentola. Son trajet est celui de la perte de l'innocence et elle casse ce schéma de victime. Son interaction avec certains personnages éveille en elle un courage. Avec le quintette Una parola dans le premier acte, le public sait déjà qu'elle bout à l'intérieur : je la trouve volcanique.
Où cette analyse vous a-t-elle emmené ?
Il se trouve qu’à cette époque, je lisais beaucoup de livres sur Naples. Tout y est possible : mis à part les martiens, tout le monde a envahi Naples ! C'est aussi la seule ville qui ait accepté la tomate lorsqu'elle est arrivée du Brésil, alors que personne n'en voulait car sa couleur rouge était liée au diable. Naples est enfin la seule ville où l'inquisiteur n'est resté que trois jours : les napolitains l'ont jeté dehors et il n'est jamais revenu !
En cherchant les étymologies des noms, je me suis rendu compte que la famille de Magnifico était originaire de Naples, et que celle de Ramiro était de Rome. Plus tard, je me suis demandé d'où venait la cendre. Je préférais mourir que de donner à voir une fille avec un soufflet dans un âtre de cheminée ! J’ai alors fait une association d’idée entre la cheminée et Naples, qui m’a conduit à penser au Vésuve. Dans le final du premier acte, les personnages parlent d’ailleurs de tremblement, de quelque chose au bord de l'éruption. J'en ai donc déduit qu'ils étaient sur le flanc d'un volcan. Éric Ruf m'a alors proposé une scénographie dans laquelle la lave aurait envahi toute la moitié du rez-de-chaussée, que ce soit chez elle ou chez le prince. C'est une éruption qui a eu lieu mais qui peut se reproduire d'un moment à l'autre. Ce danger plane : c'est l'éphémère de la vie.
Diriez-vous que votre vision de l’œuvre est noire ?
Non, je dirais plutôt qu’elle est contrastée. Au moment où Lissner m'a proposé le projet, je jouais Lucrèce Borgia
Avez-vous particulièrement cherché à proposer une vision originale de l’œuvre ?
Je ne cherche jamais à faire quelque chose d'original : je fais en fonction des émotions que je ressens. Il y a bien sûr des difficultés, et même des choses infaisables. C'est ce que Giacometti disait sur la racine du nez : il n'arrivait jamais à la peindre. Les gens lui demandaient « pourquoi faites-vous des personnes si maigres ? », ce à quoi il répondait « c'est comme ça que je les vois ». Dans La Cenerentola, ce qui m’a semblé infaisable a été de garder le fil entre des scènes qui n'ont rien à voir les unes avec les autres. Il faut alors faire un tuilage, en liant les scènes par l'émotion.
Comment poser une vision originale de l’œuvre et casser ses clichés avec la contrainte d’une musique effrénée ?
Je ne pense pas qu'on manque de temps. Je déteste les mises en scène illustratives : ce n’est pas parce que la musique est rapide que le jeu doit l’être aussi. Le mouvement peut être intérieur. J'ai d’ailleurs dit aux chanteurs qu'il ne fallait pas commenter la musique : c’est elle qui les accompagne, et non l'inverse. Il n'y a qu'un seul moment dans cette mise en scène où la musique est commentée : au moment de l’andante de son air, lorsque Ramiro est surpris par la musique. Il décide alors de chanter ce qui lui semble être demandé par la musique.
La Cenerentola de Gallienne répétitions (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Quel aspect vous a particulièrement plu dans ce travail ?
Durant ces deux ans de rêveries, je me suis posé des questions sans chercher les réponses. Cela fait un bien fou : il n'y a qu'à l'opéra que l'on peut se permettre cela. Par exemple, j’ai laissé longtemps en suspens la question du coup de foudre entre Angelina et Ramiro. Et puis un jour, j'étais dans une foule et un couple a attiré mon attention. Ils étaient un peu ingrats, pas très beaux, mais quelque chose de sublime, pur, lumineux et merveilleux émanait d’eux. Ça a été la révélation. C'est l’incandescence de la braise sous la cendre : ce n'est pas beau, mais ça brûle en-dessous.
Qu'est-ce que l'opéra vous procure en tant que spectateur ?
Tout dépend de la mise en scène : je peux être bouleversé jusqu'aux larmes, comme je peux être très distant. Parfois je suis adossé au fond de mon fauteuil, et d'autres fois je suis sur le bord du siège pendant trois heures.
Quel est votre rapport à la musique ?
Je ne suis pas du tout mélomane. J'ai fait du violon quand j'étais petit mais je me suis vite arrêté. J'ai eu la chance de voir de très beaux opéras et de très belles mises en scène : j'ai donc été bien formé ! J’ai par exemple beaucoup apprécié l’Alcina de Haendel mis en scène par Carsen et dirigé par Bill Christie, Tristan et Isolde mis en scène par Chéreau et dirigé par Daniel Barenboim à la Scala ou encore le Platée de Pelly à Garnier. Dans Alcina, j'ai appris la qualité du silence et dans Tristan et Isolde, la beauté de l'éloignement et du non-commentaire. Dans le deuxième acte, j'ai particulièrement retenu la scène où les personnages ne se touchent pas alors qu'il s'agit de l'un des actes les plus amoureux que j'aie vu de ma vie. Dans Platée, j'ai été impressionné par la drôlerie et la capacité du mélange théâtral que Pelly proposait.
Quelles ont été vos autres sources d'inspiration ?
L'Enfant sauvage de Truffaut et le cinéma italien d’Ettore Scola, Anna Magnani ou encore Fellini, notamment dans ma manière d'avoir distribué les rôles de femmes.
La Cenerentola de Gallienne répétitions (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Comment le choix des chanteurs s’est-il fait ?
J’ai été bouleversé par la voix de Teresa Iervolino, alors que je l’écoutais dans un autre contexte. J'étais en larmes et je me suis dit que c'était Angelina. On a auditionné Juan José de Leon et Chiara Skerath. Les autres avaient été choisis par la direction de l’opéra, mais leur présence était une évidence.
Comment collaborez-vous avec le chef Ottavio Dantone ?
Facilement car nous sommes presque d’accord sur tout. Un jour, je me suis confié à Philippe Jordan [le Directeur musical de l'Opéra de Paris, ndlr], lui disant que je n'en pouvais plus des récitatifs au piano forte. J'avais l'impression d'être l'Empereur dans Amadeus : il y avait trop de notes. Il m'a informé que les récitatifs avaient déjà été joués à la harpe une fois. J'en ai alors parlé au chef et il n'y était pas opposé. Les récitatifs se feront donc à la harpe, principalement pour Cenerentola et Ramiro. Cela leur apporte une émotion nécessaire. Ça a été formidable d'avoir son accord là-dessus ! Il est génial et très classe. Le premier jour, il m'a dit que lui-même ne connaissait pas la partition et que nous étions à égalité. Il est merveilleux et charmant, il a un swing formidable.
Plus tard, j'ai assisté à la première répétition musicale, ce qui a étonné les chanteurs qui m'ont dit n'avoir jamais vu un metteur en scène y assister. Arrivé à l’ensemble « Questo è un nodo avviluppato », ils appuyaient sur le roulement des « r ». Je trouvais cela affreux et ridicule. Le chef et moi leur avons demandé pourquoi ils faisaient ça : ils nous ont répondu que c’était ce que le public attendait à cet instant de l'opéra. Ottavio a regardé la partition et a fait remarquer qu'il n'y avait aucune indication dans ce sens. Rossini n'y a pas mis d'accent ! Les chanteurs ne comprenaient pas, parce qu'ils avaient toujours fait comme ça.
Que demandez-vous aux chanteurs ?
Je leur demande d'être dans le moment présent et de penser ce que pense leur personnage. Je leur dis : « si tu le penses, je le ressens ».
En quoi ces interactions sont-elles différentes de celles que vous connaissez au théâtre ?
Au théâtre, la pensée est au centre du travail, il n'y a pas de musique qui décide. À l'opéra, la musique est claire, les chanteurs n'ont pas besoin de l'illustrer. Dans le final du premier acte, par exemple, le tremblement du sol s'entend très bien dans la musique. Il faut se laisser porter par la musique sans l'illustrer.
La Cenerentola de Gallienne répétitions (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Qu'aimeriez-vous voir le soir de la Première ?
J'aimerais qu'on me raconte une histoire, en ayant l'impression de ne pas encore la connaître. J'aimerais que le présent s'additionne, d'une manière surprenante, drôle, mais aussi émouvante. Je voudrais qu'il y ait à la fois du grotesque et du sublime. Le mélange entre le réalisme et le naturalisme que je demande aux chanteurs ne devrait pas empêcher une forme mouvante, qui laisse place à la musique pour replonger dans le tourbillon de l'histoire. J'aimerais voir des mouvements justes mais parfois contraires, des moments de détails magiques et parfois des ensembles impressionnants.
Laissez-vous aux chanteurs une place pour de l'improvisation ?
C’est impossible parce qu'ils reviendraient aux schémas dont j’essaie de les éloigner. Je fais en revanche en sorte qu’ils soient suffisamment en confiance pour pouvoir me proposer des choses : une fois qu'ils ont compris cette grammaire théâtrale, il peut y avoir des moments magiques.
Ressentez-vous une forme de solitude en tant que metteur en scène ?
Au départ le travail était assez solitaire, mais ce n’est plus le cas maintenant. J'essaie de recréer l’esprit de troupe du théâtre où que je sois. J'aime être challengé : tout le monde a droit au chapitre et je sollicite énormément l'avis des gens qui travaillent avec moi. Tout le monde s'investit. La collaboration avec Marie Lambert, Éric Ruf et Bertrand Couderc m'a d’ailleurs beaucoup aidé. C'est par exemple en leur parlant que j'ai réalisé qu’il y avait une unité de temps : tout cela se déroule en une journée. Un moment est zénithal alors qu'un autre est crépusculaire. Olivier Bériot a créé les costumes : ils font partie d'une esthétique et en même temps ils situent l’intrigue dans le sud de l'Italie, sans que l’on sache si l’on est début XXe, dans les années 50, ou aujourd'hui. On a l'impression qu'il y a de tout, selon les générations. Nous avons travaillé sur ces aspects en nous inspirant du cinéma italien.
La Cenerentola de Gallienne répétitions (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Le travail de chef d'équipe vous plaît-il ?
Oui, et depuis un moment. C'est pour ça que je suis passé à la réalisation au cinéma. Cela me donne une liberté assez douce, très enthousiaste. Certains de mes défauts d'acteurs s'envolent lorsque je suis metteur en scène. Par exemple, j'ai moins peur, donc je me mets moins en colère. En tant qu'acteur, je suis tellement attentif au metteur en scène, que si ce n'est pas réciproque, si je propose quelque chose et qu'il ne l'a pas vu, par exemple, cela me fait peur. Je connais tellement mes défauts en tant qu'acteur, que je suis très attentif aux interprètes quand je suis chef d'équipe. Je sais ce que c'est que d'être sur scène : je suis très vigilant à ce que tout le monde se sente bien. J'ai appris tout cela grâce au cinéma.
Dans quel état d'esprit attendez-vous la Première ?
Je l'attends avec impatience, mais aussi avec anxiété parce que nous sommes dans un pays de jacobins. Certaines personnes vont venir en me détestant avant même de voir la représentation, pour ma personnalité ou parce que je suis censé être au théâtre et pas à l'opéra. D'autres, heureusement, seront plus ouverts. Certains s'attendent à rire du début à la fin, ou à voir une femme en string dans une cage de glace, un bidet, et un homme en porte-jarretelles sur une pente boueuse. Au contraire, d'autres s'attendent à voir des petits nœuds et des robes à crinolines. Je ne peux pas me soucier du jugement des gens, sinon je ne ferais rien.
Comment jugerez-vous votre propre travail avec du recul ?
Je le jugerai sur le ressenti qu’il m’aura procuré.
La Cenerentola de Gallienne répétitions (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Cette expérience vous a-t-elle donné envie de revenir à la mise en scène d’opéra à l'avenir?
Oui, parce que ça me plaît beaucoup. En revanche, je ferai attention à mon emploi du temps avant et après. C'est la chose la plus épuisante que j'aie faite de ma vie. Je suis pris par l'adrénaline.
Y a-t-il une œuvre que vous aimeriez mettre en scène ?
C'est simplement une question d'histoires, de rencontres et de désir de l'autre. J'aimerais bien travailler sur une œuvre de Russie, parce que j'en suis originaire. Un Boris Godounov ou un Eugène Onéguine, c'est plus proche de ma culture. Mais j'adore découvrir !
Vous n’avez donc aucun autre projet pour l’instant ?
Pas pour le moment, chaque chose en son temps ! Je pense que Stéphane Lissner attend de voir ce que donnera La Cenerentola. Des gens m'ont proposé de travailler avec eux mais sans me proposer de projet clair. Par ailleurs, je pars pour les États-Unis l'année prochaine pour y enseigner.