En Bref
Création de l'opéra
Un drame moderne
Debussy veut renouveler l’opéra comme il renouvelle le reste de la musique. Très sensible à la poésie et à ses incarnations modernes, il fréquente les salons et notamment celui du poète Mallarmé (qui lui inspire son premier chef-d’œuvre : le Prélude à l’Après-midi d’un faune). Il découvre Pelléas et Mélisande écrit par Maurice Maeterlinck dès 1892, d'abord en lisant la pièce dans la Librairie Flammarion, Boulevard des Italiens, puis l'année suivante sur la scène du Théâtre des Bouffes-Parisiens. Il est enthousiasmé par cette esthétique symboliste qui correspond à sa vision de la musique et du drame : intemporelle, disant les choses à demi. Le compositeur emploie donc toute la nouveauté de sa palette sonore éloignée de la traditionnelle tonalité, jouant à la frontière des tons et des modes anciens ou exotiques, de rythmes souples. D’ailleurs, la pièce de Maeterlinck choisie par Debussy inspire très rapidement de nombreux musiciens. Avant le XXe siècle, les pièces de théâtre sont souvent accompagnées de “musique de scène” : un orchestre donnant le ton avant les levers de rideau de chaque acte. Gabriel Fauré compose une de ces musiques de scène pour Pelléas et Mélisande dès 1898. William Wallace suit son exemple en 1900, avec une suite d'orchestre, avant un poème symphonique (morceau purement orchestral illustrant une histoire) d’Arnold Schönberg en 1903 ainsi qu’une musique de scène de Jean Sibelius en 1905. Claude Debussy, quant à lui, achève son opéra en 1902, dix années après la création de la pièce de théâtre pendant lesquelles il travaille assidûment à ce qui restera la seule production lyrique de son catalogue.
Une collaboration qui tourne mal
Afin de mettre en musique la pièce d’un auteur vivant, Debussy contacte directement Maeterlinck et il se rend même à Gand avec le poète Pierre Louÿs pour obtenir l’autorisation de mettre en musique Pelléas et Mélisande. Le dramaturge donne son accord à Debussy par écrit, dans une lettre de réponse enthousiaste. Maeterlinck souhaite toutefois que Mélisande soit chantée par sa maîtresse Georgette Leblanc, ce que Debussy refuse catégoriquement, le choix du compositeur ainsi que du directeur de l’Opéra-Comique, Albert Carré, se portant sur la cantatrice écossaise Mary Garden (1877-1967). Maeterlinck tente alors d’interdire à Debussy de présenter son opéra, il le menace d’un duel, d’une action en justice et publie même une tribune incendiaire quelques jours avant la création. La lettre d’accord qu’il avait adressée au compositeur se révèle alors d’une importance capitale, attestant de l’autorisation sur laquelle Maeterlinck ne peut revenir.
Un scandale métamorphosé en triomphe
La récitation proche du parlé dans cet opéra et les nouvelles harmonies de Debussy ne pouvaient que surprendre, voire choquer le public. D’autant que Maeterlinck encourage la claque par voie de presse. La générale provoque un affrontement légendaire parmi le public. Dès le lendemain, la censure fait couper des parties de la scène 4 de l'acte 3, choquée par cet enfant qui doit espionner de possibles ébats amoureux entre Pelléas et Mélisande. Toutefois, la première qui a lieu le lendemain reçoit un accueil enthousiaste et, une fois passée la première incompréhension due à la nouveauté, l’œuvre remporte bien vite un éclatant succès, érigeant Pelléas et Mélisande en nouveau modèle de l’art lyrique.
Clés d'écoute de l'opéra
Une forêt de symboles
Les histoires humaines ont toujours été symboliques : depuis l’Antiquité, les mythes des Dieux, des héros et des hommes symbolisent des valeurs, des concepts. Dans les fables antiques et populaires, chaque animal représente un personnage social et un caractère. Le courant symboliste reprend cette tradition mais la généralise, la magnifie. L’histoire et la forme du récit sont désormais des plus traditionnels, voire anecdotiques (Pelléas et Mélisande est ainsi l’histoire d’un banal trio amoureux et jaloux), afin de laisser plus de place à des symboles purs : la forêt évoque le chaos et la perte de repères (c’est là que se rencontrent Golaud et Mélisande) ; le château représente le pouvoir mais aussi le doute avec ses innombrables pièces vides ; la fontaine est une source de vie ainsi que d’amour interdit où s’embrassent Pelléas et Mélisande ; la chambre de Golaud et Mélisande est le sanctuaire de l'intimité amoureuse des mariés, profané par Pelléas. Les actions elles aussi sont symboliques : Mélisande perd ainsi son anneau pour représenter la disparition de son amour pour Golaud. Le sentiment général de perte et d’égarement des personnages va de pair avec une musique qui s’éloigne des repères de la musique tonale.
Composer après (et non d’après) Wagner
Pour un compositeur français de la fin du XIXe siècle, l’omnipotence de Richard Wagner surplombe le drame lyrique de tout son poids, à l’image de Beethoven, Dieu indépassable de l’orchestre et des choeurs après sa Neuvième symphonie légendaire. Composer une symphonie après Beethoven ou un opéra après Wagner semble une gageure tant leurs opus atteignent la puissance et une apparence de perfection ultime. C’est d’autant plus dur à accepter pour un Français qui doit se confronter au compositeur de la Germanité après la défaite lors de la Guerre de 1870. Debussy déclare étouffer “sous les édredons allemands”. Dans ses écrits, il ridiculise le leitmotiv qui accompagne chaque personnage de Wagner, comparant ce systématisme à un individu qui hurlerait sa carte de visite à chaque fois qu’il entrerait dans une pièce.
Debussy nomme son opéra un “drame lyrique”. L’ajout d’une dimension intimiste au drame est une façon de sortir de l’alternative entre le « grand opéra » à la française ou bien la musique wagnérienne. Les liens à Wagner sont toutefois flagrants. La pièce de théâtre de Maeterlinck déjà est une transposition du mythe de Tristan et Yseult : deux héros vivent un amour rendu impossible par la présence d’un mari, plus vieux et jaloux. Leurs destins ne pourront se résoudre que dans la mort. Ensuite, si la mélodie de Debussy se veut une réaction contre le lyrisme de Wagner et de l’opéra romantique, le compositeur insiste lui-même sur cette volonté que la ligne et que l’action ne s’arrêtent jamais… comme dans la mélodie infinie de Wagner où les lignes vocales ne s’interrompent pas en phrases mais restent suspendues, passent à l’orchestre et sont reprises par d’autres lignes.