Mélodies vaporeuses
Les Ariettes oubliées de Debussy sont, comme La Damoiselle élue, le fruit du séjour que le compositeur fit à Rome à partir de 1884. Composées entre 1885 et 1887, elles rendent manifestes l'attachement profond du compositeur à la littérature, et plus particulièrement aux œuvres poétiques. Ces Ariettes oubliées, écrites à partir des Romances sans paroles (1874) de Verlaine, sont les premières d'une série de compositions réalisées à partir d'écrits de poètes symbolistes (Baudelaire, Mallarmé), médiévaux (François de Villon, Charles d'Orléans) et baroques (Tristan l'Hermite). Elles participeront également à l'épanouissement du genre de la mélodie, forme musicale particulière au sein de la musique française dans laquelle une œuvre poétique est chantée au-dessus d'un accompagnement donné (souvent le piano, parfois l'orchestre).
Parmi les différents poèmes composant les Romances sans paroles de Verlaine, Debussy en retient six dont voici les premiers vers : « C'est l'extase langoureuse », « Il pleure dans mon cœur », « L'ombre des arbres dans la rivière embrumée », « Tournez, tournez, bons chevaux de bois », « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches », et « Les roses étaient toutes rouges ». La présence de multiples chromatismes (mouvements mélodiques par demi-ton) y est notable, évoquant l'influence encore perceptible de Wagner sur le compositeur. Dans le même temps apparaissent déjà quelques traits d'écriture qui seront caractéristiques de Debussy.
Découvrez la superbe interprétation proposée par la soprano Dawn Upshaw et le pianiste James Lewine. L'équilibre sonore est des plus maîtrisés, et les deux interprètes transmettent avec justesse l'esprit de ces mélodies.
I - C’est l’extase langoureuse
C’est l’extase langoureuse,
C’est la fatigue amoureuse,
C’est tous les frissons des bois
Parmi l’étreinte des brises,
C’est, vers les ramures grises,
Le chœur des petites voix.
Ô le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l’herbe agitée expire…
Tu dirais, sous l’eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.
Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante,
C’est la nôtre, n’est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s’exhale l’humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?
II - Il pleure dans mon cœur
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine !
III - L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée,
Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.
Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées !
IV - Chevaux de bois
Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
Le gros soldat, la plus grosse bonne
Sont sur vos dos comme dans leur chambre ;
Car, en ce jour, au bois de la Cambre,
Les maîtres sont tous deux en personne.
Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur.
C’est ravissant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque bête !
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
Tournez, tournez, sans qu’il soit besoin
D’user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, sans espoir de foin
Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que la nuit qui tombe
Va réunir pigeon et colombe,
Loin de la foire et loin de madame.
Tournez, tournez ! le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
Voici partir l’amante et l’amant.
Tournez au son joyeux des tambours !
V - Green
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.
J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encore de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
VI - Spleen
Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.
Chère, pour peu que tu te bouges
Renaissent tous mes désespoirs.
Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l’air trop doux.
Je crains toujours, — ce qu’est d’attendre
Quelque fuite atroce de vous.
Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,
Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !
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Retrouvez les précédents épisodes de notre série consacrée à Debussy :
1. La brebis égarée
2. Entre Ciel et Terre