Hamlet à Saint-Etienne : Hamlet
À tout seigneur tout honneur, le premier épisode est consacré au personnage d’Hamlet, qui sera pris à Saint-Etienne par Jérôme Boutillier, baryton français dont l’ascension fulgurante n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du personnage chez Shakespeare, mais pour le meilleur : “Nous avons accueilli pour la première fois Jérôme Boutillier il y a trois ans, rappelle dans notre interview Éric Blanc de la Naulte, Directeur de l’Opéra de Saint-Étienne. C’est un jeune artiste dont la carrière explose. On le voit partout et c’est devenu très difficile de l’avoir car il a très peu de disponibilités : c’est embêtant pour nous mais c’est très bien pour lui.”
Hamlet est pour cet artiste un moment clé dans sa saison marquée par six prises de rôles, mais plus encore car il s’agit d’un important rôle-titre, comme il nous l’explique également dans notre interview : “Lorsque vous interprétez un rôle-titre, en particulier un rôle-titre Shakespearien, vous êtes au centre de l’intrigue et vous nourrissez les autres interprètes : ce que vous faites influe sur l’ensemble. J’adore les rôles-titres : c’est du bonheur à la petite cuillère. Quand le rôle-titre est vaillant, à la hauteur de son rôle, tout est plus facile pour les autres. En tant que baryton, on n’a pas la même énergie vocale que le ténor, mais on a en effet une lourde responsabilité quand on endosse le rôle-titre”
D’autant que ce rôle-titre n’est pas n’importe lequel, comme le confirme Jérôme Boutillier dans la suite de ses explications : “Ce rôle est inclassable, c'est ce que j'aime. C'est un rôle de baryton lyrique, mais chantable par des voix plus légères. La musique d'Ambroise Thomas est absolument unique. Le drame y est très contenu dans la musique, quand Gounod par exemple charme par la mélodie. Il y a dans Hamlet une prégnance de l'orchestre : cette musique pourrait être qualifiée de pré-wagnérienne. L'orchestre trahit les intentions des personnages bien avant que la mélodie ne les révèle. Ce que chante le personnage est une conséquence de ce que l'orchestre apporte. Ce rôle est un sommet universel. Certes, se baser sur une pièce de Shakespeare offrait déjà des garanties. Mais l'œuvre lyrique est une œuvre plus totale, elle a plus de facettes. Elle révèle grâce à l'orchestration ce que l'on ne peut pas voir dans la pièce de théâtre. Il y a une dynamique humaine dans Hamlet, qui est géniale. C'est universel car cela parle de thèmes que nous expérimentons tous : le rapport à notre père et notre mère, le rapport à la mort et à la culpabilité, le rapport à l'amour et à l'adultère, le rapport à soi-même. Je ne sais pas combien de temps je mettrai pour embrasser ce rôle. J'espère le chanter plusieurs fois dans ma carrière : il me faudra plusieurs productions pour gravir cette montagne.
Vocalement, Hamlet est un rôle central, assez grave, ce qui me plait. Peut-être par manque d'expérience, les rôles aigus ont tendance à me faire perdre mon centre de gravité vocal, dont j'ai besoin. Les aigus évoquent le cri d'extase, de plaisir ou de douleur, tandis que le centre réfère à l'intuition, l'auto-perception.”
Jérôme Boutillier interprète ici l’air d’Hamlet “O Vin dissipe la tristesse” avec le soutien de l’Adami, l’année où il en a été lauréat, ce qu’il décrit d’emblée comme le tremplin de sa carrière :
Cet air est chanté à un moment décisif : lors du banquet organisé par le prince Hamlet, où il a invité une troupe d'acteurs jouant l'assassinat d'un roi (le but étant de voir la réaction de Claudius pour savoir si c'est lui qui a tué son père).
“Les airs d’Hamlet ne doivent pas être conçus dans le sens romantique du terme, particulièrement dans son acception néo-belcantiste où on s’imagine un moment d’aparté entre le chanteur (pas forcément le personnage qu’il défend) et le public, et où le prétexte de ce moment est la voix. Ici, ce sont plutôt des moments d’aparté d’Hamlet avec lui-même où à chaque fois est évoqué un rapport particulier d’avec ce qui l’entoure ; la voix est plutôt vecteur intime de son sentiment qu’instrument au sens bourgeois. Le seul « air », au sens conventionnel du terme, c’est peut-être les couplets bachiques, hormis la partie centrale, qui replonge là encore Hamlet dans son miroir intérieur.
L’élément Eau étant très présent dans cet opéra, (Ophélie en fait plus particulièrement les frais), il faut concevoir chaque « air » comme un moment où Hamlet, le regard fixe et lointain, livre les choses qui le traversent sans barrière aucune et où le public a accès à l’antichambre de son âme comme par reflet dans une étendue d’eau. Le duo de l’acte I avec Ophélie est le seul moment de l’opéra où cette méditation est en comme-union avec elle. Dans tous les autres ensembles, Hamlet est soit fermé sur lui-même, soit carrément à part de tous.
Le plus bel exemple de ce reflet musical de l’âme est « Être ou de ne pas être », fameuse phrase s’il en est, où il pose la question philosophique essentielle et première : se doit-on d’être fidèle à soi-même, même envers et contre tout, et s’il le faut, seul contre tous? Le récitatif est d’ailleurs, contrairement à l’air, extrêmement agité (c’est injouable au piano !) et traite d’éléments factuels (l’intrigue, le meurtre de son père et sa vengeance). L’opposition est d’autant plus forte, et c’est indéniablement là que se loge le romantisme exacerbé de l’œuvre, d’avec le calme puissant de l’air qui s'ensuit. Là, c’est le rapport à soi-même et à son destin dont il est question :
Est-il besoin de mentionner « Allez dans un cloître », cet arioso repris par deux fois qui prélude à un trio déchirant entre Ophélie, Hamlet qui la répudie et sa mère Gertrude ? Il est intéressant de constater que l’écriture de la cadence est presque identique dans le dernier arioso qu’Hamlet murmure sur une tombe dont il ignore encore qu’il s’agit de celle d’Ophélie.
Dans le premier arioso, factuel, Hamlet déterminé marque une distance avec Ophélie qu’il ne franchira plus, au grand dam de sa mère qui croit encore à leur union. Ici c’est du rapport à la femme dont il est question. Dans le second arioso, à l’acte V « Comme une pâle fleur », il est évidemment question du rapport d’Hamlet avec la mort, mais aussi à la mort d’Ophélie.
Tout ceci converge en un point : Hamlet est désespérément seul face à tout ce qui lui arrive. L’annonce de sa royauté, à la fin de l’opéra, renforce encore plus cette impression qui se confirmait déjà au début : quoiqu’on fasse, où que l’on aille, quelque compagnie que l’on recherche dans la distraction, les passions, les plaisirs, in fine l’homme n’échappe jamais à son humaine condition et encore moins à sa propre finitude qui, s’il cherche à l’oublier, ne cessera de se rappeler à lui jusqu’au dernier souffle. La grandeur d’Hamlet, et particulièrement de cet Hamlet est là : par la musique, et cette écriture vocale qui ne ressemble à rien d’autre sur la planète lyrique, Ambroise Thomas réussit à dresser là une « encyclopédie sensible et musicale » des myriades émotions qui peuvent étreindre l’homme lucide, trop lucide pour s’autoriser à être heureux. Par les temps qui courent, une telle chose peut s’avérer rassurante.”
Vous pouvez donc assister à l’événement que constitue sa prise de rôle à l’Opéra de Saint-Etienne les 26, 28 et 30 janvier 2022.
Pour naviguer parmi les Airs du Jour de cette série, cliquez sur les liens ci-dessous :
1- Hamlet
2- Ophélie
3- Le Roi Claudius
4- La Reine Gertrude
5- Laërte
6- Le Spectre
7- Horatio et Marcellus
8- Polonius
9- Le Chœur
10- L'Orchestre