Les Troyens Épisode 4 : C’est le temps de mourir et non pas d’être heureux
Première partie : la Conquête de Troie
Acte I
Les Troyens quittent leur citadelle et investissent les champs alentours, heureux de constater la fuite des Grecs et la mort d’Achille, vaincu par Pâris. Avant de partir, les Grecs ont construit un cheval de bois colossal, qu’ils ont laissé en offrande (« Ha ! Ha ! Après dix ans passés dans nos murailles »). Parmi eux, seule Cassandre semble inquiète. Prise de visions, elle pressent que la fuite des grecs cache de grands malheurs, et que le Roi Priam perdra bientôt la vie. Mais le peuple et son amant Chorèbe la croient folle (« Les Grecs ont disparu !... mais quel dessein fatal »). Ce dernier paraît justement. Elle lui annonce que le temps n’est pas à un heureux mariage car ils mourront bientôt tout deux dans une citadelle de Troie à feu et à sang. Chorèbe la conjure de ne plus s’inquiéter. De son côté, Cassandre lui demande en vain de quitter la ville. Mais devant son entêtement, elle accepte leurs funestes noces (« Quand Troie éclate en transports jusqu’aux cieux »).
CHORÈBE
Quand Troie éclate en transports jusqu’aux cieux
Vous fuyez les palais joyeux
Pour les bois et les champs, pensive Hamadryade!
De vous on s’inquiète...
CASSANDRE
Ah! je cache à vos yeux
Le trouble affreux dont mon âme est remplie!
CHORÈBE
Cassandre!
CASSANDRE
Quitte-moi!
CHORÈBE
Viens!
CASSANDRE
Pars, je t’en supplie!
CHORÈBE
Moi, partir! Te quitter quand le plus saint des nœuds...
CASSANDRE
C’est le temps de mourir et non pas d’être heureux.
CHORÈBE
Reviens à toi, vierge adorée!
Cesse de craindre en cessant de prévoir;
Lève vers la voûte azurée
L’œil de ton âme rassurée.
Laisse entrer dans ton cœur un doux rayon d’espoir.
CASSANDRE
Tout est menace au ciel! Crois en ma voix qu’inspire
Le barbare dieu même à nous perdre acharné.
Au livre du destin mon regard a su lire,
Je vois l’essaim de maux sur nous tous déchaîné!
Il va tomber sur Troie!
A sa fureur en proie,
Le peuple va rugir
Et de son sang rougir
Le pavé de nos rues;
Les vierges demi-nues,
Aux bras des ravisseurs,
Vont pousser des clameurs
A déchirer les nues!
Déjà le noir vautour,
Sur la plus haute tour
A chanté le carnage!
Tout s’écroule! tout nage
Sur un fleuve de sang,
Et dans ton flanc
Le fer d’un Grec!... Ah!
(Chorèbe soutient un instant dans ses bras Cassandre à demi évanouie.)
CHORÈBE
Pauvre âme égarée!
Reviens à toi, vierge adorée!
Cesse de craindre en cessant de prévoir;
Lève vers la voûte azurée
L’œil de ton âme rassurée.
Laisse entrer dans ton cœur un doux rayon d’espoir.
CASSANDRE
La mort déjà plane dans l’air...
Et j’ai vu le sinistre éclair
De son froid regard homicide!
Si tu m’aimes, va-t’en
Pars !... va rendre à ton père
Un appui nécessaire
A ses vieux ans,
Inutile pour nous.
CHORÈBE
Eh, de quel œil, si de tel maux sur nous
Devaient tomber, chère insensée,
Mon père me reverrait-il
Fuyant ma fiancée
Au moment du péril?
Mais le ciel et la terre,
Oublieux de la guerre
Proclament ton erreur.
Cette tiède douceur
Du souffle de la brise
Et cette mer qui brise
Si mollement ses flots
Aux caps de Ténédos;
Sur la plaine ondoyante
Ces tranquilles troupeaux,
Ce pâtre heureux qui chante
Et ces joyeux oiseaux
Semblent ne faire entendre,
Sous le céleste dais,
Et partout ne répandre
Que l’hymne de la paix.
CASSANDRE
Signes trompeurs! calme perfide!
La mort déjà plane dans l’air,
Et j’ai vu le sinistre éclair
De son froid regard homicide!
Quitte-nous dès ce soir,
Entends-moi, je t’implore,
Dans nos murs que l’aurore
Ne puisse te revoir!
D’épouvante j’expire
Et mon cœur se déchire!
Pars ce soir, pars ce soir!
CHORÈBE
Te quitter, dès ce soir!
Cassandre! et je t’adore!
Sauve-moi, je t’implore,
D’un affreux désespoir.
Tu veux donc que j’expire?
Sans pitié peux-tu dire:
Pars ce soir, pars ce soir!
CASSANDRE
Si de ton noble amour, Chorèbe,
Tu me crus digne un jour, tu partiras!
CHORÈBE
Au nom des dieux du ciel et de l’Érèbe,
Cassandre, tu m’écouteras!
A tes genoux, je tombe
Cassandre!
CASSANDRE
A tant de douleurs je succombe!
Ô dieux cruels!
CHORÈBE
Te quitter, dès ce soir!
Cassandre! et je t’adore!
Sauve-moi, je t’implore,
D’un affreux désespoir.
Tu veux donc que j’expire?
Sans pitié peux-tu dire:
Pars ce soir, pars ce soir!
Cassandre! Ô désespoir!
CASSANDRE
Entends-moi, je t’implore
Dans nos murs que l’aurore
Ne puisse te revoir!
D’épouvante j’expire
Et mon cœur se déchire!
Pars ce soir, pars ce soir!
Aveugle et sourd comme eux! Tu persévères
A t’immoler à ton funeste amour?
CHORÈBE
Je ne te quitte pas!
CASSANDRE
L’épouvantable jour
Te verra donc combattre avec mes frères?
CHORÈBE
Je ne te quitte pas!
CASSANDRE
Eh bien ! voilà ma main
Et mon chaste baiser d’épouse!
Reste! La mort jalouse
Prépare notre lit nuptial pour demain.
CHORÈBE
Viens! Viens!
(Il l’entraîne éperdue.)