En Bref
Création de l'opéra
Genèse
Le songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night's Dream) est un opéra comique en trois actes du compositeur anglais Benjamin Britten (1913-1976). Pour sa première incursion dans l’univers comique lyrique, le compositeur a quelque peu dérogé à sa méthode de travail habituelle (qui consistait à faire écrire un livret de toute pièce) en choisissant d’adapter la pièce éponyme de Shakespeare (1564-1616) écrite entre 1590 et 1595 à l’occasion du mariage d'une aristocrate de la cours d'Angleterre.
Ce choix inédit s’explique par la brièveté du temps imparti pour la confection de sa nouvelle œuvre. En effet, avec les cofondateurs du Festival d’Aldeburgh (festival de musique classique au départ consacré uniquement à l’opéra et fondé en 1948 par Benjamin Britten, Peter Pears et Éric Crozier), le compositeur décide en août 1959 qu’il écrira un opéra pour l’inauguration du Jubilee Hall qui aura lieu l’année suivante. Ne bénéficiant que de sept mois, il choisit de partir d’une pièce préexistante et de l’adapter lui-même avec l’aide de Peter Pears.
Une fois le remaniement de la pièce effectuée, Britten s’attelle à la composition entre octobre 1959 et mai 1960, puis enchaîne sur les répétitions musicales. Conscients de proposer une lecture novatrice de la pièce de Shakespeare, le compositeur et le metteur en scène John Cranko apportent un soin particulier à la mise en espace, au jeu théâtral et n’hésitent pas à faire appel à de nombreux effets de lumière pour marquer les différents points de vue de l’histoire : le point de vue fictionnel, comme celui du monde de l’auteur ou celui du monde du spectateur.
La création a eu lieu le 11 juin 1960 au Festival d’Aldeburgh dans la salle du Jubilee Hall. L’opéra reçut un accueil mitigé en partie à cause de l’exceptionnelle variété des climats musicaux, mais aussi de sa singularité par rapport au reste de la production lyrique du compositeur : ses préoccupations sociales et morales omniprésentes dans le reste de son œuvre y sont complètement absentes.
Adapter Shakespeare
L’argument consistant à choisir une pièce préexistante pour gagner du temps n’explique pas pourquoi Britten a jeté son dévolu sur l'un des auteurs anglais les plus connus et les plus sacralisés (et par là même les plus difficiles à adapter !). Tout d’abord, Le songe d’une nuit d’été était la pièce favorite du compositeur depuis qu’il avait chanté dans sa jeunesse la partie d’alto de la musique de scène écrite par Mendelssohn. Mais aussi parce que partir d’une pièce « classique » permettait à Britten de se cacher derrière des conventions familières au public pour pouvoir développer ses thèmes plus personnels comme celui de la pureté et l’innocence du monde féerique (en opposition au monde réel par nature trompeur et violent). Enfin, parce que cette œuvre met en scène le monde de la nuit et du songe, thèmes qui ont toujours fasciné le compositeur.
Globalement, l’adaptation de Britten et de Pears suit l’argument de Shakespeare et garde l’esprit de la pièce dans son articulation entre plusieurs modes : fantastique, fantaisiste, tragique et réaliste. Comme dans la pièce originelle, l’opéra présentait au départ une action continue sans découpage en scènes et en actes, avant que des raisons pratiques (changement de décors, etc.) n'obligent le compositeur à redécouper son oeuvre. Ne pouvant pas mettre en scène l’intégralité de la pièce, car le temps musical étant nécessairement plus long que le temps théâtral (Britten avait d’ailleurs calculé que cela reviendrait à la longueur de la tétralogie de Wagner), les auteurs ont effectué un savant travail d’élimination et de montage dans un souci constant de clarification des paramètres de temps, de lieu et d’action de l’histoire.
À la recherche d’un nouvel équilibre dramatique, les auteurs ont effectué un grand nombre de suppressions. L’élimination de près de deux tiers du texte d’origine (on passe de cinq à trois actes) entraîne la fusion de plusieurs scènes et une restructuration de l’histoire : par exemple le début de la pièce est supprimé pour rentrer immédiatement dans l’action, les rôles d’Égée et de Philostrate sont supprimés et ceux de Thésée et d’Hyppolyte sont fortement réduits (ils n’arrivent qu’à la fin pour assister à la représentation de la pièce). Voulant rester le plus fidèle à Shakespeare, les seules libertés prises avec le texte sont des transferts de réplique et l’ajout d’un seul vers, celui prononcé par Lysandre à l’acte I et qui informe le spectateur du devoir d’Hermia d’épouser Demetrius : « Qui t’oblige à épouser Demetrius ».
Une dramaturgie novatrice
Dans Le songe d’une nuit d’été, Britten propose un renouveau du théâtre shakespearien par l’opéra à la fois en réactualisant l'oeuvre du maître anglais et en en rénovant l’approche dramaturgique. Britten ajoute également une dimension pédagogique et didactique à son approche : celle de donner à voir (ou à revoir) l'une des œuvres de jeunesse de Shakespeare. Cette volonté éducative et culturelle s’inscrit dans la démarche générale du compositeur depuis son retour en Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale, de se consacrer à l’écriture d’œuvres à destination des plus jeunes.
La grande difficulté dramaturgique du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare est d’arriver à unifier les trois mondes en action : celui du surnaturel et de la féerie, celui des rois et des amants et enfin celui des « rustics » (littéralement les « ploucs »). Par la musique, Britten caractérise les trois mondes et effectue des effets de miroir entre les actes ou au sein d'un même acte. De plus, d’un point de vue purement dramaturgique, cette fluidité entre les trois mondes constitue une invitation de la part du compositeur à réfléchir sur les frontières entre les genres comiques et sérieux au sein d’une même œuvre.
Pour simplifier le déroulement dramatique, Britten recentre l’histoire autour du monde surnaturel et place l’action presqu'entièrement dans les bois près d’Athènes. Ces manipulations du texte originel lui permettent de mettre en valeur l'un des thèmes sous-jacents de l’œuvre de Shakespeare : celle de la folie amoureuse, en faisant notamment un zoom sur la relation grotesque entre Bottom (à la tête d’âne) et Tytania au milieu de l’acte II.
Clés d'écoute de l'opéra
Cohésion dramatique et unité musicale
Comme dans la première version de la pièce de Shakespeare, Britten propose dans Le songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night's Dream) une action continue et flexible en juxtaposant plusieurs catégories de personnages issus de trois mondes différents. Et pour renforcer la richesse et l’homogénéité du matériau dramaturgique originel, Britten a opté pour une structure musicale reposant à la fois sur les contrastes dramatiques (comme le sort jeté par Oberon aux autres personnages) et l’unité musicale obtenue par l’utilisation de motifs ou de timbres qu’il a associés à des personnages ou à des groupes.
Dans son opéra le compositeur reprend les conventions « classiques » de construction dramaturgique (exposition, péripéties, dénouement). Le premier acte est consacré à la présentation et la caractérisation des personnages, ainsi qu’au dévoilement des données clefs de l’intrigue. Cet état « d’exposition » se manifeste musicalement par un désir de clarté formelle garantie par la prédominance de la ritournelle instrumentale des fées. L’acte II (construit en deux grandes scènes) constitue le point culminant de l’œuvre et renferme différentes péripéties : les effets de l’envoûtement, la répétition de la pièce ou encore les disputes entre les amoureux. Ici, c’est la musique du sommeil (sous forme d’interlude orchestral) qui permet d’unifier le dissemblable. Le dernier acte est celui du dénouement heureux avec la réunion des couples et la représentation de la pièce. L’hétérogénéité des matériaux musicaux est utilisée pour exprimer la « normalité » à la cour de Thésée.
Les trois mondes
Dans Le songe d’une nuit d’été, la différenciation des trois groupes de personnages passe par l’orchestration, la forme et le jeu instrumental ou vocal.
Pour affirmer la supériorité du monde surnaturel et féerique auquel appartiennent les fées et Oberon, Britten a utilisé la forme traditionnelle des numéros séparés et des écritures « savantes » où les thèmes sont traités en miroir (chemin mélodique inversé à partir de la première note) ou en inversion (part de la fin du thème pour revenir au début). Britten conjugue la réutilisation de ces traditions à la combinaison de timbres rares comme celui de la harpe, du clavecin, du xylophone, du glockenspiel et surtout de la voix haute-contre du personnage principal, Oberon. Les côtés ample et magique sont rendus par des tempos modérés, ainsi que par de nombreuses notes tenues qui créent un tapis sonore. Enfin, les changements de mesure, le chant syllabique et la mise en valeur de certains mots par des mélismes permettent l’illusion d’une mise en musique au plus proche du rythme des paroles.
La mise en musique du monde des « rustics » s’apparente plus à celle d’un récitatif libre qui privilégie des écritures simples aux accents populaires (comme l’utilisation de percussions qui marquent les temps). Les timbres autant instrumentaux que vocaux sont plutôt issus des tessitures graves comme le trombone à l’orchestre ou la voix de basse de Quince. Pour souligner leur caractère grotesque, Britten a écrit des silences inattendus qui provoquent des décalages entre l’orchestre et les voix ou des articulations staccato (piquées) comme dans « Is all your company here ? » (acte I, scène 3). Ce comique musical vient s’ajouter à celui prévu par Shakespeare : les jeux de mots, les erreurs de texte dans la pièce au troisième acte et les jeux de scène comiques. À travers la vocalité, l’écriture et les mélodies, Britten réussit à caractériser chacun des personnages comme dans la scène 1 de l’acte II où le jeu hésitant de Flute est accompagné d’une orchestration lourde, ou bien l’exagération de Bottom (quand il joue) évoquée par ses lignes vocales envahissantes.
La musique du monde des amants est quant à elle plutôt romantique. Elle utilise des instruments classiques de l’orchestre (principalement les cordes et puis les bois dans les moments nostalgiques), ainsi qu’une distribution vocale conventionnelle avec des tessitures complémentaires : ténor pour Lysander, baryon pour Demetrius, mezzo-soprano pour Hermia et soprano pour Helena. Les lignes vocales sont basées sur l’élaboration d’un motif générateur comme dans le quatuor des amants à l’acte II, scène 2. Chacun des quatre amants est musicalement identifiable, comme avec les phrases longues qui se terminent parfois dans le vide (c’est-à-dire a cappella) de Demetrius pour évoquer son indécision, ou bien les phrases brèves et chromatiques (évolution d’une ligne par demi-ton comme en « en escalier ») d’Helena pour symboliser son état miséreux et pitoyable.
Reste le personnage de Puck qui tient une place particulière dans l’œuvre, car il côtoie les trois mondes. Et parce qu’il doit se faire comprendre de tous et qu’il n’appartient véritablement à aucun des univers, Britten a choisi de le traiter en rôle parlé. Son statut « musical » unique fait écho à son statut dramaturgique en renforçant son indépendance par rapport aux autres personnages, mais aussi, et surtout, en renforçant sa singularité. À cette symbolique musicale s’ajoute une caractérisation timbrique où chacune de ses interventions est accompagnée par deux instruments : la trompette et la caisse claire.
La parodie musicale
Comme toujours dans les œuvres de Britten, le compositeur a intégré dans son opéra une dimension parodique qui consiste à jouer avec des conventions musicales anciennes, ainsi qu’à utiliser la technique de la référence musicale à travers la citation de musiques préexistantes. Le chœur des garçons chanté à l’unisson au début de l’œuvre et qui précède les entrées des deux rôles-titres dénote d’une volonté de réutiliser les conventions des opera seria du temps de Haendel (XVIIIe siècle). Mais la parodie se manifeste également ici par la non-utilisation de convention comme pour le rôle de Puck, qui, en tant qu’assistant du héros (Oberon), devrait être un rôle chanté pour baryton (et non pas parlé). Britten utilise aussi la citation musicale pour renvoyer l’auditeur à des conventions précises comme dans l’air d’Oberon « I know a bank » (acte I, scène 2) dont la ligne mélodique est largement inspirée de « Sweeter than roses » du compositeur anglais Purcell de la fin du XVIIe siècle.
Dans Le songe d’une nuit d’été, Britten pousse encore plus loin son jeu avec les conventions en renforçant la mise en abyme prévu par Shakespeare à la fin de sa pièce. La pièce comique Pyrame et Thisbé (une histoire d’amour tirée des métamorphoses d’Ovide) jouée par les « rustics » à l’occasion du mariage de Thésée et d’Hyppolyte permet une surenchère musicale humoristique et caricaturale du texte de la pièce. À l’ironie de Shakespeare véhiculée par les erreurs de texte et la lourdeur stylistique, Britten ajoute un persiflage musical. Par exemple, il fait accompagner la lamentation de Thisbé en contre-chant par une flûte (ce qui n’est pas sans rappeler la scène de la folie dans Lucia di Lammermoor de Donizetti), mais qui « sonne faux », car jouant dans une autre tonalité que l’orchestre et la voix.