En Bref
Création de l'opéra
Le Chevalier à la Rose (Rosenkavalier en allemand), op. 59 de Richard Strauss correspond à son cinquième opéra, composé après Salomé et Elektra, deux opéras à l'esthétique expressionniste. Pour écrire le livret du Chevalier à la rose, Hofmannsthal puise son inspiration dans deux comédies françaises : Les amours du chevalier de Faublas de Louvet de Couvray, un dramaturge contemporain de Beaumarchais, et Monsieur de Pourceaugnac de Molière, composé peu avant Le Bourgeois gentilhomme qui remplaçait le prologue dans la première version de l'opéra Ariane à Naxos (1912). Lors de sa création le 26 janvier 1911 au Königliches Opernhaus de Dresde (où avait déjà été créé Elektra), l'opéra rencontre un très bon accueil tant de la part du public – avec une salle comble dès la première – que de la part des journalistes. Certains critiques modernistes regrettent toutefois une « régression » par rapport au langage radical et moderne des deux précédents ouvrages Salomé (1905) et Elektra (1909). La distribution de cette représentation peut en outre expliquer l'engouement pour ce nouvel ouvrage de Strauss, avec dans le rôle de la Maréchale une Margarethe Siems au sommet de sa carrière, la basse Karl Perron, sous la baguette du chef d'orchestre Ernst von Schuch qui avait dirigé les premières des trois précédents opéras du compositeur – Feuersnot en 1901, Salomé en 1905 et Elektra en 1909. C'est par ailleurs le deuxième ouvrage sur un livret du poète et dramaturge autrichien Hugo von Hofmansthal, après le scandale provoqué par Elektra.
Le Rosenkavalier part vite à la conquête des scènes internationales et ce dès l'année de la création de l'opéra, triomphant à La Scala de Milan, à Vienne, à Rome ou un peu plus tard au Metropolitan Opera de New-York en 1913. Entré au répertoire de nombreuses maisons d'opéra du vivant du compositeur, une Rosenkavalier Suite compilant les principaux thèmes est publiée en 1945, vraisemblablement arrangée pour une formation orchestrale par Artur Rodzinski et non par Richard Strauss.
Clés d'écoute de l'opéra
Hofmannsthal-Strauss, deuxième
En 1900, Richard Strauss rencontre à Paris Hugo von Hofmannsthal, un jeune poète autrichien. Parfois ambiguë et complexe, la relation entre Strauss et Hofmannsthal s'est véritablement établie lorsque le compositeur a fait appel au poète autrichien pour ses livrets d'opéra, puis lors de la création du Festival de Salzbourg en 1920. Leur collaboration commence avec Elektra (1909), puis suivent Der Rosenkavalier (1911), Ariane à Naxos (1912), La femme sans ombre (1919), Hélène d'Égypte (1924) avant de s'achèver avec Arabella (1933), créé après la soudaine disparition du librettiste en 1929. Outre la relation privilégiée que le compositeur avait nouée avec celui qu'il surnommait « son Da Ponte » (en référence au librettiste de Mozart), leur correspondance montre que la genèse de ces opéras fut le fruit d'un travail détaillé, ciselant autant la progression dramatique que la psychologie des personnages. Malgré les dissensions qui survinrent par la suite entre Hofmannsthal et Strauss au sujet de l'opéra Intermezzo (1924), ces deux grands esprits ont œuvré à renouveler leurs conceptions pour le Rosenkavalier, « comédie en musique » dont les enjeux opératiques relevaient autant de la dramaturgie que de la musique pour Hofmannsthal. Il est d'ailleurs à noter que, pendant la genèse d'Elektra, compositeur et librettiste avait déjà pour ambition d'écrire une comédie, dont le sujet n'émerge finalement précisément qu'après la création d'Elektra en 1909.
Le Rosenkavalier se démarque considérablement des livrets des précédents opéras, que ce soit sur la forme en trois actes (et non en un seul, comme dans Feuersnot, Salomé ou Elektra), sur le plan de l'intrigue qui n'est plus issue de la Bible ou de l'Antiquité grecque et qui ne met plus en scène une héroïne sulfureuse telle que Salomé ou Elektra, mais surtout sur le plan musical. Loin de l'esthétique expressionniste des deux ouvrages précédents où dominait une violence musicale inouïe, le Rosenkavalier se rapproche davantage de l'esprit de l'opéra bouffe du XVIIIe siècle par une intrigue légère fondée sur les quiproquos, ou encore de l'opérette viennoise par la présence de valses qui ne manqua pas de faire réagir les critiques. C'est le librettiste qui encourage le compositeur à s'émanciper de l'influence de Wagner (notamment en ce qui concerne la « mélodie infinie », qui refuse le découpage entre récitatif et air au profit d'une continuité musicale) pour suivre une voie compositionnelle différente.
La condition féminine dans Der Rosenkavalier
Allant au-delà des portraits de femmes dépeints dans Salomé et Elektra, Strauss et Hofmannsthal présentent dans Le Chevalier à la Rose des personnages féminins de générations différentes. La condition féminine dans une société où les hommes détiennent le pouvoir y est décrite et décriée. L'intrigue, pourtant située pendant la monarchie autrichienne du XVIIIe siècle, avait pour but de faire réfléchir le public de 1910, époque où la psychanalyse de Sigmund Freud commençait à émerger dans la capitale conservatrice de l'Empire austro-hongrois qu'était Vienne. Le drame bourgeois du Rosenkavalier aborde ainsi les questions du vieillissement, de la fragilité de l'amour entre un jeune homme et une femme plus âgée à travers les réflexions de la Maréchale (« Heut' oder morgen », « Aujourd'hui ou demain » de l'acte I, qui ressurgit à l'acte III), mais également du mariage forcé avec l'évolution psychologique de Sophie, pourtant très enthousiaste sur son mariage au début de l'acte II, mais qui découvre que la décision de son père ne repose finalement que sur des motifs superficiels. Toute la subtilité musicale et psychologique de Strauss se retrouve également figurée par l'orchestre au contrepoint riche, et dont le rôle s'illustre dans les passages symphoniques sans intervention vocale comme lors du coup de foudre entre Octavian et Sophie (acte II) ou encore dans le postlude du premier acte, quand la Maréchale, pensive, reste seule sur scène. Il est également à noter la place symétrique des duos d'amour : celui de la Maréchale et d'Octavian (« Wie du warst ! Wie du bist ! », acte I), passionné et fougueux, contraste avec celui de la scène finale de l'opéra, qui se conclut sur le trio Octavian - la Maréchale - Sophie puis le duo entre les deux jeunes amant (« Ist ein Traum / Spür nur dich » acte III), plus éthéré et langoureux.
La condition des femmes dans la société impériale transparaît également à travers les personnages masculins, et se trouve dénoncée par le biais comique. Déjà esquissée via le travestissement d'Octavian en Mariandel, c'est en particulier lorsque le piège se resserre sur Baron von Lerchenau au cours de l'acte III : en réalité, Lerchenau est plus condamné pour le mépris qu'il manifeste pour les femmes qu'il convoite que pour son caractère grivois. La critique se retrouve enfin dans la bouche de la Maréchale à l'acte I, lorsqu'elle met en garde Octavian, son amant, de ne pas devenir comme tous les hommes, c'est-à-dire comme son cousin et son mari, pourtant absent de l'opéra. La Maréchale commence alors une réflexion sur leur relation, voulant conserver une certaine distance et calmer l'empressement du jeune Comte. La place de la femme reste ainsi centrale dans Le Chevalier à la Rose, au même titre que dans les autres opéras de Strauss. Si l'intrigue tourne malgré tout autours du Comte Octavian, celui-ci interprété par une voix féminine, de mezzo-soprano.