L’Orfeo des Arts Florissants à la Philharmonie
Retrouvez notre compte-rendu de la première date de cette production, à l'Opéra de Caen
Les voix masculines sont les plus remarquables : c'est un opéra d'hommes avant tout ! Au-delà du magnifique Cyril Auvity, on remarque d’emblée en la personne de Zachary Wilder un très bon Berger, et Antonio Abete est un Pluton saisissant. Seul le ténor Sean Clayton, cantonné à des rôles secondaires, s’avère vocalement faible compte tenu de l’ampleur de la salle. Les voix féminines sont équilibrées, avec une mention particulière pour la délicate Miriam Allan, très émouvante et quasi lyrique en Proserpine. Lea Desandre (qui nous a accordé une interview fleuve à la veille d'être nommée Révélation des Victoires de la Musique classique 2017), excelle en Messagère, oiseau de mauvais augure portant la nouvelle de la mort d’Eurydice et la rendant sensible au moyen d’une éloquence plus sonore que visuelle. Il est quelque peu étrange cependant de lui avoir confié en sus la Speranza, l’Espérance, car son timbre de mezzo habille d’un voile sombre ce personnage allégorique.
Orfeo par Paul Agnew (© AduParc)
Passée la fameuse toccata introductive en faux-bourdon (la mélodie est harmonisée par un seul et même accord tout du long), il revient à la Musica, autre allégorie chantante, d’annoncer la représentation à venir et ses enjeux esthétiques, caractéristiques de la nouvelle pratique de composition (seconda pratica) revendiquée par Monteverdi. La délicieuse Hannah Morrison, voix très épurée mais sonore, est accompagnée pour cela par le théorbe enchanteur du jeune Thomas Dunford, qui soutient le discours avec goût et discernement. Le premier acte maintient l’auditoire dans l’attente du chant d’Orphée. Les chœurs de réjouissance et les amusements qui préludent à la mort brutale d’Eurydice, mordue par un serpent, sont confiés à l’ensemble des solistes. Le passage du statut de soliste au statut de choriste s’articule avec naturel et efficacité. Il en résulte un ensemble madrigalesque qui met en évidence certains traits contrapuntiques (comme les entrées en imitation) de l’écriture, mais n’est pas tout-à-fait homogène : le contre-ténor Carlo Vistoli, tient à mettre en avant des qualités vocales évidentes, à se démarquer sans cesse, déséquilibrant le travail d'ensemble par ailleurs de grande prestance. Aucune affectation baroquisante (« gestique baroque ») ne vient ici polluer un récit qui se déroule avec évidence.
Orfeo par Paul Agnew (© Philippe Delval)
La mise en scène, modestement désignée comme « mise en espace » mais excédant cette appellation par un jeu et des déplacements précisément réglés, est du fait de Paul Agnew, bras droit de William Christie à la direction musicale des Arts Florissants. En costume d’Apollon, il pose pendant les deux premiers actes un œil paternel bienveillant sur Orphée, restant cependant en marge du cercle druidique qui délimite la scène pastorale. Nymphes et bergers sont drapés de couleurs vives et tendres, à la manière des représentations arcadiennes du peintre Nicolas Poussin. Les musiciens, peu nombreux, sont intégrés à l’espace de jeu, et par leurs costumes montrent leur appartenance manifeste au monde pastoral, et plus tard au royaume infernal. Le consort des violons joue les sinfonie et ritornelli comme ils chanteraient, par cœur et en mouvement, tandis que la basse continue est spatialisée : chacun des deux groupes, à cour comme à jardin, comprend un clavier, un instrument à cordes pincées, et une basse d’archet (violone ou violoncelle).
Orfeo par Paul Agnew (© Philippe Delval)
Aux Enfers, le Pluton d’Antonio Abete affirme sans hésitation sa supériorité hiérarchique et vocale sur le passeur Charon. La puissance de sa voix de basse, intensément vibrante et vivante jusqu’au plus bas de la tessiture, rivalise avec le consort de cuivres et la régale (orgue à anches métalliques) qui orchestrent l’épisode souterrain. Plus inhabituel et ne figurant pas parmi les recommandations instrumentales du compositeur, le ceterone, grand cistre, complète la panoplie infernale. Son léger glas accompagne l’australienne Miriam Allan en Proserpine : après avoir obtenu de son divin époux qu’il permette à Orphée de remonter sur terre avec Eurydice, elle remercie sa clémence avec un ornement enjôleur, véritable révérence vocale sur « signor cortese » (courtois seigneur).
Orfeo par Paul Agnew (© AduParc)
Cyril Auvity assume le rôle-titre avec une ardeur juvénile réjouissante, pleine de santé, sans négliger pour autant l’efficacité dramatique du texte, dont la rhétorique se déploie dans un temps psychologique maîtrisé. Il fait preuve d’une gestion subtile des dynamiques, passant du murmure à l'imprécation (« ahi sventurato amante »), ainsi que des choix de couleurs et de modes d’émission, comme un sublime « ohimè » à l'annonce de la mort suivi d’un « tu sei morta » bouleversant, lorsque recouvrant ses sens il reprend la parole après le récit de la Messagère. Le ténor rend sensible la différence fondamentale entre les deux situations de représentations : ou bien Orphée parle (le chant étant cependant la forme d’expression naturelle de l’opéra), ou bien il est mis en scène chantant, à l’image de l’air de bravoure « Possente spirto », chant flamboyant, richement orné et sublimé en écho par le florilège de l’instrumentarium baroque, violons, cornets puis harpe. Mais le procédé de flatterie, destiné à corrompre Charon, n’est pas manifeste dans les intentions dramaturgiques, qui construisent plutôt un Orphée autocentré tournant le dos à son interlocuteur.
Orfeo par Paul Agnew (© Philippe Delval)
Plus généralement, le parti-pris dramaturgique renonce aux sous-textes moraux et idéologiques diffus dans le livret d’Alessandro Striggio. Le mythe a été altéré par l’idéologie contre-réformiste et les étiquettes de cour, faisant d’Orphée une figure du courtisan ambitieux, mais aussi du chrétien soumis à ses passions et livré à ses excès, qui obtient finalement la rédemption dans la dernière scène, après s’être confessé et soumis à la parole divine de son père Apollon. Paul Agnew est tout-à-fait convaincant dans ce rôle, même si, dans le duo final, l'harmonie enfin réalisée qui vient succéder aux souffrances terrestres pourrait se manifester davantage dans une fusion plus complète des timbres des deux ténors, légèrement empêtrés dans ces vocalises en rythmes pointés qui figurent l’apothéose. À la danse vive qui clôt la partition sont ajoutées quelques mesures supplémentaires pour permettre le retour de la Musica et de bribes de la toccata initiale, ce qui suggère l’achèvement d’un cycle et un possible recommencement. Espérons en tout cas que cette production continue longtemps à convaincre et séduire les auditoires de France et d’ailleurs !