Jaroussky en costume d’Orphée
La première partie du récital retrace les grands épisodes de la fable bien connue : joie du mariage, mort accidentelle d’Eurydice, descente d’Orphée aux Enfers pour en retirer sa bien-aimée, et perte irréversible suite à la violation de l’interdit qui lui a été fait de tourner le regard vers elle. Cette narration emprunte au chef-d’œuvre de Monteverdi, créé en 1607, à l’œuvre non moins remarquable de Luigi Rossi créée quarante ans plus tard à la cour de France (voir ici notre article sur sa production in loco la semaine dernière), ainsi qu’à l’opéra homonyme d’Antonio Sartorio. Ce dernier, écrit en 1672 pour les scènes vénitiennes, témoigne de la rapidité de l’évolution stylistique, du recitar cantando ("réciter en chantant") des pionniers aux grands airs et récits accompagnés de leurs épigones.
Les deux solistes font leur entrée sur les derniers accords de l’ouverture de Sartorio, et entament immédiatement le duo « Cara e amabile catena », chaîne aimable et chérie qui lie indissolublement les deux voix, dans la plénitude amoureuse de ce premier morceau comme dans les âpres lamenti. Malgré un rhume annoncé avant le début du concert (dont les effets ne sont pas perceptibles), Philippe Jaroussky s’impose comme un chanteur de premier ordre. Chez lui, la voix de contre-ténor est si bien maîtrisée que l’on ne s’étonne plus de cet apparent prodige. Son aisance fait oublier ce qui relève chez certains de ses confrères d’une démonstration perpétuelle de leurs capacités vocales, performance quasi-sportive qui prend le pas sur la musique. Cette apparence de naturel conférée par une technique parfaitement dominée, un artifice subtil, rejoint le concept de sprezzatura mis en valeur par la société courtisane italienne (puis européenne) de la Renaissance et du premier baroque. De la même manière, le chant d’Orphée découle d’une expression naturelle par le chant.
Philippe Jaroussky (© Erato - Marc Ribes)
L’air « Rosa del ciel » de Monteverdi permet à Jaroussky de faire entendre les subtilités de sa voix jusque dans les nuances les plus douces, sans qu’il ne soit jamais couvert par l’orchestre, grâce à un soutien continu du souffle jusqu’au bout de la phrase. Amanda Forsythe lui répond avec tout autant de suavité et des ribattuti di gola (ornement jouant sur l’intensité du souffle) délicats. La disposition de l’orchestre sur scène, derrière les chanteurs, plutôt que dans la fosse favorise bien entendu la finesse des dynamiques, et c’est là tout l’attrait du récital par rapport à une représentation mise en scène. Les lustres dorés de l’Opéra Royal, restés allumés, autorisent l’auditeur à suivre le texte et sa traduction dans le programme. Malheureusement, celui-ci présente un certain nombre d’omissions nuisibles à la bonne compréhension des textes, d’autant plus que les tempi très enlevés imposés par la baguette et le clavecin vigoureux de Diego Fasolis rendent parfois la diction difficile, comme dans la danse « Vi ricorda, o boschi ombrosi », ce qui n’empêche pas les cornets de donner libre cours à leur virtuosité.
Quelques perles sont tirées de l’œuvre de Rossi, dont l’air d’Eurydice sur une passacaille (lente danse de cour, d'origine espagnole populaire) chromatique (basse obstinée descendant par demi-tons). La soprane s’installe pleinement dans le son du continuo sur le da capo (reprise du début de l'air), soutenue en cela par la réalisation imaginative de Cristiano Contadin à la viole de gambe, qui utilise avec discernement les riches potentialités polyphoniques de l’instrument, avatar de la lyre d’Orphée. Le duo suivant, toujours de Rossi, est représentatif de ce style de transition, déjà lyrique mais toujours attaché à des réflexes madrigalesques, à l’image du langoureux chromatisme sur le mot soavità, douce félicité. Ainsi, la scène en duo « M’ami tu ? » commence-t-elle comme le madrigal Bel pastor de Monteverdi et s’achève-t-elle sur des enlacements cantabile soulignés par des contrastes puissants. Un moment de grâce inoubliable est dû à la plume de Sartorio : l’ombre d’Eurydice morte vient visiter les rêves d’Orphée assoupi pour l’enjoindre à venir la secourir. La soprane déploie ses accents plaintifs depuis une loge suspendue au-dessus de la scène. Depuis ces hauteurs comme du haut d’une machinerie théâtrale dont le théâtre baroque était friand, sa voix, modulée dans des nuances extrêmes, investit tout l’espace de la salle jusqu’à tirer le poète de son sommeil.
Philippe Jaroussky (© Simon Fowler licensed to Virgin Classics)
La deuxième partie du concert est consacrée exclusivement à l’opéra Orphée et Euridice de Gluck, distant de plus d’un siècle de ses illustres prédécesseurs italiens. Dès l’ouverture, où l’orchestre est étoffé des cors naturels et de la contrebasse, on prend la mesure musicale du temps qui passe face à la permanence du mythe. Les ramages des flûtes et hautbois annoncent un style galant et un Orphée devenu poète courtois, dont les exclamations de bonheur s’accompagnent de la harpe et des pizzicati des cordes. La méfiance jalouse d’Eurydice, qui ne comprend pas pourquoi son époux s’obstine à détourner le regard, augmente la palette affective des duos. L’ultime lamentation du programme, malgré des invocations déchirantes de Jaroussky, reste dans les bornes d’un désespoir contenu, dans les limites d’une écriture musicale qui a sa propre autonomie, indépendamment de la dramaturgie du livret. Retrouver Monteverdi en bis est à ce titre doublement opportun, puisque le public goûte de nouveau les exquises dissonances du divin Claudio, et que le couple de légende peut enfin chanter, les yeux dans les yeux, le bonheur de l’amour partagé que dit avec passion le duo « Pur ti miro » : je te vois enfin, extrait du Couronnement de Poppée dont nous attendons avec impatience la production prochaine sur cette même scène (réservations ici).