Superbe Orfeo de Rossi dirigé par Raphaël Pichon
Premier grand opéra présenté à la cour de France (au Palais-Royal, devant Anne d'Autriche et ses enfants dont Louis XIV âgé de 9 ans) sur les instances du cardinal Mazarin en 1647, la partition restituée par Raphaël Pichon met l’accent sur des personnages secondaires du mythe, notamment le berger Aristée, rival d’Orphée et responsable de la mort d’Eurydice. Soulignons d’emblée une caractéristique marquante de l’œuvre : les rôles d’Orphée et Aristée étaient destinés à des castrats, et sont donc chantés ici par des sopranes, respectivement Judith van Wanroij et Giuseppina Bridelli, ce qui donne lieu à de saisissants duos d’amour à deux voix égales, couleur rare. Les voix d’hommes échoient à de truculents personnages secondaires, à l’image du couple maléfique formé par Momus, fils de la Nuit, et un Satyre. Ce dernier, incarné par le jeune baryton Renato Dolcini, poursuit de ses avances les soubrettes qui préparent les tables des noces, au moyen de basses charnelles et agiles. Quant à Momus, confié au ténor enchanteur de Marc Mauillon, il amuse et effraie tout à la fois les convives par un numéro d’effeuillage sur une chaconne de Benedetto Ferrari, "Amanti io vi so dire", l’un des nombreux emprunts de la partition.
Orfeo de Rossi par Jetske Mijnssen (© Opéra national de Lorraine)
De tels personnages inscrivent le livret dans un registre tragi-comique, où les dieux mêmes sont réduits à la petitesse des passions humaines. Il en va ainsi de l’altière Vénus, qui favorise les ardeurs d’Aristée pour assouvir une vengeance immémoriale et emprunte à cet effet l’apparence d’une vieille femme. Le travestissement est double, puisque la vieille apparaît sous les traits de Dominique Visse, contre-ténor fameux pour son travail en tant que directeur de l’Ensemble Clément Janequin. Passant avec humour d’une voix de tête éraillée et perçante à des gargouillis de poitrine, il séduit le public dans ce rôle bouffe, non dénué d’autodérision. Pour compléter cette revue des personnages secondaires, citons enfin David Tricou, ténor léger et brillant pour un Apollon lumineux, et Ray Chenez, contre-ténor, qui joue la Nourrice et l'Amour. Celui-ci apparaît très souvent dans la littérature italienne baroque tenant tête à sa divine mère, comme par exemple dans le prologue du Pastor fido de Guarini, prototype de la tragi-comédie.
Orfeo de Rossi par Jetske Mijnssen (© Opéra national de Lorraine)
L'abondance des personnages oblige certains chanteurs à en jouer successivement deux différents. Cette contrainte prend cependant du sens lorsque l'on retrouve au troisième acte, celui des Enfers, des voix déjà entendues à la surface de la terre : la descente d'Orphée aux Enfers, à la recherche de sa bien-aimée, est ainsi augmentée d'une lecture psychanalytique, descente dans la conscience nécessaire au deuil. Le père de la jeune épouse (Victor Torres) par exemple devient Charon, passeur des âmes, tandis que la phénoménale basse profonde de Pluton (Luigi de Donato), accompagnée de la sacqueboute, fait écho à l’augure funeste qui trouble la joie des noces au début de l'opéra. La jeune soprane italienne Giulia Semenzato est Proserpine dans ces terres souterraines peuplées de créatures inspirées des toiles monstrueuses de Bosch. Elle tient là-haut la partie de Vénus, et irradie sous terre comme au ciel d’une même présence vocale irrésistible, soutenue par un orchestre irréprochable d’un bout à l’autre. Le chœur Pygmalion n’est pas en reste, et il déploie une puissance impressionnante au vu de l’effectif, aligné à l’avant-scène pour le finale du premier acte.
Orfeo de Rossi par Jetske Mijnssen (© Opéra national de Lorraine)
Revenons-en à Eurydice, qui est en fait la protagoniste du livret. Sa partie vocale doit beaucoup à l’Euridice de Peri et Caccini, considérée comme l’acte fondateur de l’Opéra, ainsi qu’à l’œuvre de Monteverdi (retrouvez ici notre récent compte-rendu de l'Orfeo de Monteverdi à Caen) : la scène de la mort notamment est pétrie de références à ces illustres prédécesseurs, comme l’appel désespéré « Orfeo ! Orfeo ! ». Le timbre limpide de Francesca Aspromonte est parfois couvert lorsqu’elle le décolore pour se fondre dans les théorbes, clavecins et violes de la très riche basse continue dirigée par Raphaël Pichon, mais elle révèle toutes ses qualités dans le troisième acte, lorsqu’elle revient hanter Aristée qui sombre dans la folie. L’air de pazzia (folie) qui s’ensuit est l'un des plus étonnants de cet Orfeo : le berger, tiraillé par sa conscience assassine, ne sait plus qui il est ni ce qu’il fait, et le trouble qui l’emporte met en valeur le grain si particulier de la voix de Giuseppina Bridelli, couverte d’un voile qui colore agréablement ses aigus.
Orfeo de Rossi par Jetske Mijnssen (© Opéra national de Lorraine)
Orphée, le poète et demi-dieu, vient refermer ce « triangle à l’intérieur duquel se joue la tragédie », pour reprendre les mots de la metteur en scène Jetske Mijnssen. Prisonnier du chapiteau de bois conçu par Ben Baur, enceinte close qui contient toute l’action, c’est un Orphée très humain qui nous fait face, victime des évènements. Cela n’empêche pas que sa partie compte des airs et lamenti splendides, servis avec talent par Judith van Wanroij, qui déroule sans effort les longues mélopées souvent plaintives. Orphée est certainement le plus lyrique des personnages de Rossi, et pour cause : Orphée est un chanteur, et à plusieurs reprises son chant est mis en scène, pour inviter le monde entier à prendre le deuil, ou pour émouvoir les divinités de l’Enfer. Son instrument, la fameuse lyre, se matérialise dans la fosse d’orchestre par la lira da braccio, le lirone et un ensemble de violes. Autre tribut à Monteverdi, dû peut-être à l’orchestration de Pichon plus qu’à la partition lacunaire de Rossi : dans son air de bravoure "Deh rendetemi o dei l’amato ben", les cornets répondent en écho aux terminaisons de ses phrases. Mais l’assurance et l’orgueil du ténor monteverdien sont étrangers à cet Orphée-là, qui ne connaîtra pas d’apothéose et prendra le chemin du suicide après avoir perdu à jamais sa belle Eurydice. Cette conclusion amère, bien loin de la farce pastorale du premier acte, s’impose au terme d’une dramaturgie sans faille, qui nous transporte trois heures durant parmi des émotions riches et contrastées.
Orfeo de Rossi par Jetske Mijnssen (© Opéra national de Lorraine)